• Augustine
     
    Roman complet
    par
    Edmond Alonnier


    ~ * ~

    Il y a deux ou trois ans, peu importe l’époque, elle n’est de nulle importance dans ce récit, une jeune ouvrière d’un atelier de brochure reçut la lettre suivante :

    « Madame, si je ne vous croyais pas une femme supérieure, la lettre que j’ai la témérité de vous écrire ne vous serait jamais parvenue, et je garderais au plus profond de mon coeur les sentiments que j’éprouve pour vous.

    « Ce début doit vous surprendre. Écoutez-moi un peu, ou plutôt lisez-moi, et, lorsque vous m’aurez suivi jusqu’au bout, interrogez votre coeur, et, si je ne me suis trompé, il vous dira mon nom, que par délicatesse je n’ose placer au bas de cette lettre.

    « Si votre coeur reste muet, jetez-la au feu et n’y voyez que l’oeuvre d’un fou.

    « Voilà bientôt six mois que j’ai eu le plaisir de vous voir pour la première fois, et tout d’abord je vous ai distinguée d’entre toutes vos compagnes.

    « Pourtant je ne vous avais pas parlé, à peine si je m’étais approché de vous, nul regard ne m’avait encouragé ; d’où provenait ce commencement d’amour, je l’ignore.

    « Du reste, je raconte et ne discute pas. Je vous aime de l’amour le plus pur ; j’aime le son de votre voix, la couleur de vos cheveux ; tout en vous me charme et me séduit. Connaissant votre position, je ne vous demande rien, ni regards ni espérance.

    « Je voulais seulement vous dire que je vous aimais, et que vous aviez en moi le plus respectueux de vos admirateurs. »

    A quelque condition qu’appartienne la femme qui reçoit une telle lettre, fût-elle duchesse ou ouvrière, son amour-propre est toujours flatté.

    Augustine fut heureuse.

    Du reste, l’auteur de la lettre avait fait tout ce qui était nécessaire pour que l’on songeât à lui. Il avait su adroitement piquer la curiosité.

     Quand Augustine reçut cette lettre, elle était à son travail ; elle la lut assez tranquillement, non sans qu’une légère rougeur ne vînt trahir l’état de son âme. Lorsqu’elle eut fini de lire, son regard voilé se promena sur les fenêtres d’un atelier voisin ; c’était là que devait être l’auteur, son coeur le lui disait ; pourtant elle hésitait à se prononcer.

    Mais, avant d’aller plus loin, il est bon d’esquisser le portrait de notre héroïne.

    Elle avait alors vingt-deux ans, le séjour de l’atelier lui avait fait perdre ses couleurs de jeune fille, comme ses douleurs d’épouse lui avaient tracé sur le front des rides précoces ; ses cheveux noirs et abondants joints à de beaux yeux ombragés de longs cils, donnaient à l’ensemble sa physionomie quelque chose de vaporeux et d’indéfinissable qui charmait ceux qui l’approchaient.

    C’était probablement ce regard voilé qui avait porté le désordre dans l’âme de celui qui lui avait écrit cette singulière lettre.

    Toute la journée, Augustine discuta avec elle-même pour savoir ce qu’elle devait faire, car, il faut bien le dire, le nom de l’auteur de la lettre lui était connu.

    Le soir, sa détermination était prise ; elle resta la dernière à l’atelier et ne sortit qu’au moment où les ouvriers de la fonderie quittaient leurs travaux.

    Elle passa rapidement, et, s’approchant de l’un d’eux, avec lequel elle s’arrêtait parfois à causer :

    - Monsieur Georges, lui dit-elle vivement, je désirerais vous parler.

    Malgré qu’elle eût baissé les yeux pendant ces quelques mots, elle aperçut une légère rougeur monter au visage de l’ouvrier.

    - C’est lui ! se dit-elle.

    Et elle continua de marcher, sûre d’être suivie. Elle ne s’arrêta que lorsqu’elle se trouva dans la pépinière du Luxembourg, au rond-point, en face de la statue de Velléda, ce chef-d’oeuvre de Maindron.

    Deux minutes après, Georges, qui l’avait suivie sans affectation, était devant elle muet et respectueux.

    Augustine, embarrassée, gratta quelque temps du bout de son ombrelle le sable de l’allée. Elle n’osait parler. Une idée subite l’avait illuminée ; son orgueil de femme, assoupi un instant par la passion peut-être, venait de s’éveiller en elle.

    - C’est lui avouer que je l’aime que de lui parler de sa lettre, s’était-elle dit.

    Si rapide que cette pensée lui fût venue, elle ne put échapper à Georges.

    - Madame, lui dit-il, excusez ma témérité, mais cette contrainte que je gardais vis-à-vis de vous me tuait ; c’est moi qui suis l’auteur de la lettre que vous avez reçue ce matin.

    - Je m’en étais doutée, dit Augustine en souriant ; mais nous ne pouvons rester ici.

    Georges s’empressa d’offrir son bras, et, débarrassés de toute gêne et de toute contrainte, ils se mirent à parcourir les allées tortueuses et touffues de la pépinière tout en causant, non avec cette timidité et ce mystère de deux jeunes amoureux, mais avec l’abandon de deux amis de vingt ans.

    - Monsieur, dit Augustine, avant de répondre à votre lettre, quoique ma présence ici puisse vous donner à penser que c’est une réponse, je dois vous faire un aveu : je ne suis pas libre.

    - Je le sais, madame.

    Augustine leva sur Georges un regard étonné.

    - Ah ! fit-elle surprise.

    - Oui, madame, je sais que vous êtes mariée et que vous êtes séparée depuis deux ans d’un homme indigne d’être votre époux.

    - Alors, monsieur, qu’avez-vous à espérer, lorsque vous savez qu’un abîme nous sépare ?

    - Je vous l’ai dit, madame, rien...

    Il y eut un moment de silence embarrassant. Un banc inoccupé se trouvait sur le parcours de leur promenade, Augustine émue y prit place, et d’un geste invita Georges à s’asseoir auprès d’elle.

    - Quoique ce lieu soit peu propre aux confidences, dit-elle, je le préfère à tout autre endroit où nous pourrions être épiés.

    Pour le récit qui va suivre, nous croyons devoir nous mettre à la place d’Augustine. Voici à peu près ce qu’elle raconta :

    Ayant eu le malheur de perdre son père à l’âge de douze ans, Augustine resta avec une mère paralytique. Un oncle paternel, homme dur et grossier, les prit chez lui, et leur fit payer cher le pain que la loi le forçait de leur donner.

    Augustine avait atteint sa dix-huitième année lorsque sa mère mourut. Son oncle, qui venait d’être débarrassé par la mort d’une bouche inutile, comme il appelait sa belle-soeur, résolu de se défaire de la seconde par le mariage. Augustine était jolie ; il ne tarda pas à lui trouver un mari. Sans s’enquérir de ses moeurs, il le présenta à sa nièce.

    - Voilà le mari qu’il te faut, ma fille, lui dit-il ; si tu n’en veux pas, tu t’arrangeras pour trouver une autre condition.

    Augustine accepta. Que n’eût-elle pas fait pour sortir de cette maison, où chaque jour le genre de vie qu’on lui faisait mener devenait de plus en plus intolérable ?

    Pendant six mois, elle fut heureuse de cette union ; mais bientôt les habitudes d’intempérance que Pascal (c’était le nom de son mari) semblait avoir perdues depuis son mariage recommencèrent. Il se mit à fréquenter le cabaret et à délaisser l’atelier, aux applaudissements des camarades, qui croyaient que sa femme l’avait ensorcelé.

    C’est une triste engeance que celle de ces soi-disant amis qui se mettraient en quatre pour vous faire obtenir à crédit chez le marchand de vins, et en trouvent jamais qu’un regret dans leur poche lorsqu’un camarade leur demande quelques sous pour acheter du pain.

    Au nombre de ces bons amis, de ces vrais camarades qui applaudirent Pascal lorsqu’il reprit ses anciennes habitudes, se trouvait un nommé Mérillac, beau parleur, discourant avec force, s’entendant parfaitement à régler un dîner et à oublier de payer son écot. Ses mains potelées, ses lèvres grosses, charnues et tombantes, ses paupières rouges et sans cils, une calvitie prématurée (car il n’avait guère que trente ans), écrivaient sur son front luxure et gourmandise.

    Chaque fois que, trop pris de vin pour rentrer chez lui, Pascal avait besoin d’un soutien, c’était Mérillac qui l’accompagnait, et chaque fois il ne manquait pas de plaindre la pauvre femme esclave d’un tel mari.

    Mais, quelque soin qu’il prît pour cacher son manége, Mérillac ne put longtemps garder son sang-froid. Un jour il oublia sa prudence habituelle et développa, sans y prendre garde, tout son plan de conduite : sa passion l’avait rendu aveugle.

    Augustine le repoussa avec mépris.

    Le misérable, n’osant recourir à la force, crainte de scandale, sortit en poussant de sourdes imprécations et en proférant des menaces.

    Le lendemain, Augustine raconta à son mari la scène de la veille. Cette lâcheté de son ami indigna Pascal ; il promit de rompre dès ce jour avec lui et avec sa passion pour le vin.

    Mais Mérillac fut si humble, qu’il lui pardonna, et mit sur le compte de l’ivresse ces propositions de la veille. A la suite de ses loyales explications, on but, et tant, que le soir, Mérillac, qui avait su conserver son sang-froid, reconduisit encore Pascal à sa femme.

    Augustine resta sans voix en les voyant entrer. Elle jeta un regard de pitié sur son mari.

    - Vous êtes trop faible pour lutter avec moi, lui dit le monstre, qui sur ces paroles sortit en ricanant.

    Augustine vit alors tout son bonheur détruit, et la suite ne lui fit que trop voir qu’elle avait eu raison de penser ainsi.

    Bientôt la gêne se mit dans le ménage, car Pascal n’apportait plus d’argent ; ce qu’il touchait chez son patron suffisait à peine pour solder ses dépenses du cabaret, le gain d’Augustine était trop faible pour pouvoir les faire vivre.

    Par moments, le malheureux comprenait tout ce qu’il y avait d’abject dans son genre de vie ; mais ces idées, qui lui venaient seulement les samedis de paye, disparaissaient le lundi dans les fumées de l’ivresse.

    Un tel genre de vie ne pouvait durer longtemps ; et un samedi, que son mari rentrait ivre et sans argent, Augustine lui annonça qu’elle était décidée à le quitter.

    - J’ai attendu jusqu’à ce soir, pleine de confiance dans tes promesses ; j’ai eu tort d’espérer. Voilà vingt-quatre heures que je n’ai pas mangé ; j’en suis à regretter le temps où j’étais chez mon oncle ; il faut nous séparer ; je te laisse le peu que nous possédons ; le jour où tu auras rompu avec Mérillac et quitté le cabaret pour l’atelier, tu me retrouveras prête à retourner avec toi.

    Ces paroles avaient été prononcées d’une voix ferme. Pascal, qui était resté debout tout le temps que sa femme avait parlé, et dont la tête oscillait à droite et à gauche, la regarda quelques instants d’un air hébété.

    - Tu veux t’en aller, ma fille ? eh bien ! va-t-en, bon voyage ! je reste avec Mérillac ; Mérillac est un ami qui ne m’abandonnera pas dans le malheur.

    Et il se laissa choir lourdement sur une chaise qu’il brisa.

    - Allons, bon ! voilà que je casse mon mobilier.

    Et, sans s’inquiéter de la façon dont il était tombé, il étendit ses bras et s’endormit sur le plancher.

    Augustine quitta son village, peu distant de Paris, et vint se loger chez une amie jusqu’au moment où elle put s’acheter un lit et quelques petits objets mobiliers. Il y avait un an qu’elle était à Paris, sa position s’était améliorée, lorsqu’un matin elle trouva Mérillac à sa porte ; elle poussa un cri d’effroi et devint pâle comme un linceul.

    - Que me voulez-vous, monsieur ?

    - Vous le savez bien.

    - Misérable !

    - Pas de tragédies, dit Mérillac avec un horrible sang-froid ; votre mari ignore encore où vous demeurez... je vous jure...

    - Ne jurez pas, et retirez-vous ; je n’ai rien à craindre de mon mari.

    - Ouais ! dit Mérillac en souriant méchamment, c’est ce que nous verrons.

    Et il la quitta.

    Le soir, lorsqu’elle revint de son travail, elle vit Pascal chez le concierge. A la vue de cet homme, que pendant quelque temps elle avait considéré comme un libérateur, elle sentit son coeur se serrer. Les rides précoces qui couvraient le visage de son mari, le délabrement de son costume, indiquaient assez qu’il n’avait rien changé à ses anciennes habitudes.

    - Que me voulez-vous, Pascal ? lui demanda-t-elle avec douceur.

    - Je veux te parler, lui répondit-il d’un voix qu’il chercha à rendre ferme ; mais cet endroit est peu convenable.

    Augustine eut presque peur en se voyant seule avec lui.

    - Parlez vite, dit-elle, lorsqu’ils se trouvèrent dans sa chambre.

    - La belle question ! Je veux rester ici.

    - Rester ici ! dit Augustine avec accablement.

    - Certainement ; mon marchant de sommeil ne veut plus de moi, et sans Mérillac, qui a découvert ta demeure, je ne sais vraiment où j’aurais passé la nuit.

    - Vous êtes en garni ! et notre ménage, que je vous avait laissé, qu’est-il devenu ?

    - C’était bien antique, c’était du noyer ; Mérillac m’a fait comprendre que ce n’était plus de mode, je l’ai vendu pour en acheter un en acajou.

    - Mais vous ne voyez donc pas que cet homme est votre mauvais génie !

    - Allons donc ! dit Pascal en levant légèrement les épaules ; c’est un homme charmant, que tu n’as pas su apprécier.

    - N’espérez pas, dit Augustine, sans répondre aux dernières paroles de son mari, vous installer ici.

    - Ma chère amie, dit Pascal qui retrouvait de plus en plus son aplomb, on connaît ses droits. J’ai pu te laisser quelque temps vivre à ta guise ; aujourd’hui, il n’en est plus de même. Vous n’êtes pas sans savoir que je suis le chef de la communauté. Je ne vous ai jamais frappée, dès lors toute demande en séparation sera rejetée. Vous le voyez, vos grands airs ne servent à rien. Je suis ici chez moi, j’y recevrai qui bon me semblera... Mais je pense, dit Pascal changeant subitement de ton, que tu seras raisonnable, et....

    - Oh ! s’écria Augustine, je ne croyais pas que vous pussiez tomber si bas. Oui, vous avez raison, tout ce qui est ici [est] à vous ; vous pouvez en disposer à votre gré. Je n’ai rien à dire, le bon droit est pour vous. Le produit de mon travail servira quelque temps à entretenir vos débauches... mais ne comptez jamais me faire subir votre présence.

    Et, rapide comme la pensée, elle ouvrit brusquement la porte et sortit en fermant la serrure et en emportant la clef.

    Elle se rendit chez son patron, qui, déjà au fait de sa situation, l’accueillit avec bonté, et parvint même, par l’entremise du concierge d’Augustine, à lui faire recouvrer ses effets.

    Furieux de la façon dont sa femme l’avait quitté, Pascal, aidé des conseils de Mérillac, voulut vendre les meubles ; mais cette fois les deux dignes associés furent déjoués. Le propriétaire réclama quatre termes de loyer qui ne lui étaient pas dus.

    - Ces gredins s’entendent tous pour nous voler ! s’écria Pascal, forcé de renoncer à son idée de vente, et, de plus, obligé de déguerpir.

    Il n’eut plus alors qu’une pensée, se venger sur sa femme des maux que lui causait son inconduite. Aussi celle-ci fut-elle longtemps sans oser sortir seule, car plus d’une fois elle avait vu rôder autour de son atelier son mari en compagnie de Mérillac.

    Il y avait bientôt seize mois qu’ils s’étaient séparés ; Pascal perdait chaque jour de ses facultés, l’usage des spiritueux avait donné à sa voix cet enrouement voilé qui dénote l’homme de mauvaise vie.

    Voilà l’époux qu’avait eu cette jeune femme ; voilà le sort qui lui était réservé après trois années de mariage.

    - Vous connaissez ma vie, dit Augustine en terminant, vous savez ce que ma position exige de retenue et de circonspection. Quoique séparée de fait de mon mari, il n’ignore rien de ma conduite, grâce à Mérillac, qui épie ou fait épier mes moindres démarches.

    - Vous ne me dites pas tout, Augustine, dit Georges, qui avait écouté ce long récit de misère et de souffrance avec douleur et recueillement... Vous ne m’avez pas dit que le misérable, exploitant votre horreur de tout scandale, vous soutire une partie de votre gain.

    - Quoi ! vous savez cela, monsieur ?

    - Je n’ignore rien de votre conduite, Augustine. Ah ! pourquoi ne vous ai-je pas connue il y a trois ans !....

    Ils se levèrent et marchèrent en silence, se tenant l’un près de l’autre, sans toutefois se donner le bras, lorsque tout à coup, au détour d’une allée, Augustine étreignit convulsivement le bras du jeune homme et poussa un faible cri.

    - Qu’avez-vous ? demande celui-ci en la voyant pâlir et chanceler.

    - Mérillac... qui vient de passer près de moi.

    Encore tout ému au souvenir des souffrances de la jeune femme, Georges allait s’élancer sur le misérable, qui continuait sa route sans affectation, lorsque Augustine l’arrêta.

    - Malheureux ! s’écria-t-elle, vous voulez donc me perdre tout à fait !

    Cette puissance qu’ont certains hommes de courber sous leur volonté des individus qui savent être trompés par eux paraît quelque chose d’incompréhensible. Mérillac, qu’Augustine venait d’apercevoir dans la pépinière, était un de ces hommes. A la sortie du Luxembourg, il fit la rencontre de Pascal.

    Les deux dignes acolytes se serrèrent la main, démonstration d’amitié de nulle valeur chez eux.

    - Es-tu riche ? demanda Mérillac à son ami.

    - Je n’ai pas le rond ! répondit celui-ci d’un ton traînant propre aux rôdeurs de barrières.

    - Tu ne pouvais donc pas en demander à ta femme ? Dieu merci ! elle gagne d’assez bonnes journées.

    - Ça ne laisse pas que d’être un peu humiliant.

    - Allons donc !... des scrupules !... je t’engage à en avoir, après la conduite qu’elle mène.

    - Oh ! pour ça, dit Pascal, s’il y a à dire pour le reste, sous le rapport des moeurs, tu as dit un jour qu’il n’y avait pas ça à lui reprocher.

    Et Pascal, pour donner plus de poids à ses paroles, introduisit l’ongle de son pouce droit sous une de ses dents et fit entendre un coup sec.

    - Il y a longtemps ; mais aujourd’hui, que dis-je, tout à l’heure, si tu avais été avec moi, tu aurais vu ta femme en compagnie d’un joli garçon.

    Tout en parlant, ils étaient arrivés sur le boulevard, assez désert le soir. En entendant Mérillac parler ainsi, Pascal lui sauta à la gorge et le saisit par sa cravate.

    - Tu mens ! tu mens ! s’écria-t-il.

    Mérillac, surpris par cette brusque attaque, fit un haut-le-corps et, d’un coup de poing lancé en pleine poitrine, envoya rouler dans le ruisseau le mari d’Augustine.

    - Ah ! je mens !... eh bien ! nous verrons si j’ai menti et si tu as du coeur !

    Pascal, souillé de fange, le visage meurtri, se releva, et comme, dans cet élan d’indignation, il avait puisé toute son énergie, il vint se replacer près de son ami, se contentant de gronder sourdement.

    - Tu as beau grommeler, dit Mérillac du ton du juste qui se voit calomnier, je suis trop ton camarade pour te cacher ce que j’ai vu.

    - Eh bien ! demande Pascal aiguillonné par la jalousie, qu’as-tu vu ?

    - Tu es si bonace, dit Mérillac en souriant de pitié et qui évitait de répondre, que tu ne me croiras pas.

    - Je ne te croirai pas ! si, je te croirai, malgré que...

    - Tu vois, tu fais déjà des réticences !

    - Mais parle donc ! tu ne vois donc pas que je suis impatient de t’entendre ?

    - J’ai vu, dit Mérillac en se penchant mystérieusement vers Pascal et en promenant autour de lui un regard inquiet, j’ai vu ta femme marchant côte à côte avec un ouvrier mécanicien qui travaille près de son atelier.

    - Ensuite ? demanda Pascal fiévreusement.

    - Ensuite ! répéta Mérillac étonné de voir sa confidence produire si peu d’effet.

    - Tu as vu autre chose probablement ?

    - Pauvre garçon ! dit Mérillac avec un douloureux soupir, si tu les avais vus comme moi, tu ne me demanderais pas autre chose ; ta femme semblait si heureuse près de lui !... Du reste, il faut avouer que c’est un joli garçon, et qu’on pourrait trouver plus mal.

    - Mais tu veux donc que je les tue ! Tais-toi ! s’écria Pascal furieux, pour qui chaque parole de son ami était un coup de poignard ; tu ne sais donc pas que, quoique séparé d’elle, car, après tout, c’est une coquine, il ne se passe pas de jour que je ne pense à elle, pas de nuit que je ne la voie dans mes rêves ?

    - Allons, allons, dit Mérillac qui voyait avec plaisir la douleur de sa victime, voilà que tu as de vilaines idées !

    - Oui, dit Pascal après un moment de silence, que son compagnon n’avait pas osé troubler par ses sarcasmes, il ne tenait qu’à moi d’être heureux ; mais c’est elle qui ne l’a pas voulu... Je l’accuse... et après tout, reprit-il en souriant, faut avouer qu’elle ne voyait pas souvent la couleur de mon argent ; à la fin, ça peut lasser.

    - Que diable dis-tu là ?

    - Laisse-moi tranquille ; c’est toi et un peu les autres qui êtes cause de ce qui arrive.

    - Comment, je t’ai perdu ? s’écria Mérillac indigné, se campant au milieu de la chaussée et arrêtant son ami ; qu’est-ce qui est resté avec toi après le départ de ta femme ? c’est moi.

    - Oui, c’est toi ; seulement, dans un jour de noce, tu m’as conseillé de vendre le ménage.

    - Sois raisonnable ; il fallait quelqu’un pour faire le lit et balayer la chambre, et ni toi ni moi n’en étions capables !

    - Tu auras toujours raison !

    - Certainement, dit Mérillac, et, pour te prouver que je suis encore un bon camarade, il me reste six sous ; si tu veux, nous allons aller prendre une chopine. C’est pas ta femme qui ferait cela !

    Et les deux dignes personnages firent leur entrée chez Richefeu.


    Cette soirée où Augustine avait montré à Georges tous les trésors de son coeur, où, pleine de confiance dans sa loyauté, elle lui avait fait le récit de ses infortunes, ne sortait pas de l’idée du jeune homme.

    Depuis cette époque, ils se voyaient chaque soir, et, malgré l’obstacle qui s’opposait à leur entier bonheur, ils trouvaient le plus grand charme dans ces douces rêveries. Augustine avait fini par oublier ce qu’il y avait de triste dans sa position. Pour la première fois son coeur s’ouvrait à l’amour, doux sentiment qui jusqu’alors lui avait été inconnu. Le respect dont l’entourait Georges, le mystère qui présidait à leurs rendez-vous, tout semblait se réunir pour donner à ces réunions le charme que comprendront seuls ceux qui ont réellement aimé.

    Malgré le soin qu’ils mettaient à cacher leurs relations, elles n’avaient pu échapper à Mérillac, cet homme qui depuis longtemps couvait dans son coeur une passion pour Augustine  et que les refus méprisants de celle-ci n’avaient fait qu’irriter. Il savait parfaitement, même en amenant par un esclandre Georges et Augustine à ne plus se voir, celui-ci n’en aurait pas moins d’horreur pour lui ; mais cet homme en était arrivé à cet état de fureur où l’on perd toute retenue. Trop lâche pour attaquer lui-même, il essaya de tout faire faire par Pascal. Quoique, par les informations qu’il avait su prendre adroitement, il n’ignorât pas l’entière innocence d’Augustine, il ne se posa pas moins devant son mari en homme indigné de la conduite de sa femme, qui, foulant aux pieds les devoirs les plus sacrés, osait vivre publiquement avec un individu de la pire espèce.

    Ces accusations répétées devaient tôt ou tard produire leur effet ; un fait qui se produisit servit à souhait les projets du misérable.

    Les habitudes de paresse que Pascal avait contractées le réduisaient par moments à de dures extrémités, et bientôt les demandes d’argent à sa femme eurent lieu toutes les semaines ; mais celle-ci, recouvrant un peu d’énergie, ne remit rien à son envoyé. Poussé par le vin, et plus encore par les conseils de son digne ami, il vint un soir attendre sa femme à la porte de son atelier, comptant qu’elle n’oserait lui refuser comme à son messager ; mais, contre son attente, il fut repoussé.

    - Ah ! c’est comme ça ! s’écria-t-il.

    Et le misérable fut assez lâche pour la frapper.

    En ce moment sortaient les ouvriers de la fonderie ; Georges se trouvait avec eux : indigné, il s’élança sur Pascal, qu’il eut peu de peine à terrasser.

    Mérillac, accoudé sur une borne, contemplait la scène.

    On emmena Augustine, qui s’était évanouie, et les ouvriers fondeurs entraînèrent leur camarade.

    - Eh bien ! mon vieux, dit Mérillac d’un ton de voix légèrement ironique, il ne te manquait plus que d’être battu par l’amant de ta femme !

    - Cet individu !... c’est lui ?

    - Oui, mon cher, c’est le beau promeneur du Luxembourg ; tu vois qu’il a encore le poignet solide.

    - Oh ! je me vengerai !

    - Tu es trop bête pour ça !

    - Ah ! je suis trop bête ! Si jamais je les trouve ensemble, tu verras si je suis un lâche, dit Pascal furieux.

    - Nous verrons si tu es de parole, dit Mérillac en forme de conclusion.

    Deux jours après cette scène, Georges recevait d’Augustine la lettre suivante :

        «  Mon ami,

    « J’avais trop compté sur mes forces ; le malheur qui me poursuit depuis ma naissance semblait s’être lassé de me frapper. La scène qui a eu lieu avant-hier m’a démontré le contraire. Cessez donc, mon ami, de me voir. Cette séparation me coûte beaucoup ; mais, comme elle devait avoir lieu un jour ou l’autre, il vaut mieux que ce soit maintenant.

                                « AUGUSTINE. »

    A la lecture de cette lettre, Georges voulut courir chez Augustine ; mais comprenant bientôt combien sa position exigeait de ménagements, il se contenta de lui écrire. Avant de se séparer, il voulait la voir, lui dire adieu. Mais comme il craignait d’être épié, il lui donnait rendez-vous à Versailles pour le dimanche suivant, qui se trouvait être un jour de grandes eaux.

    Quelle est la femme qui eût refusé de souscrire à une telle demande, surtout lorsqu’elle était faite par l’homme aimé ?

    Le dimanche, à dix heures, Georges arrivait à Versailles par l’un des convois de la rive droite et se rendait à l’embarcadère de la rive gauche y attendre Augustine. Leur réunion fut tout le contraire de ce qu’ils avaient paru souhaiter. Georges ne pouvait se faire à l’idée d’une séparation, et, quoique la raison la commandât à Augustine, elle ne pouvait y songer qu’avec effroi.

    Cette journée passa comme un songe, et le soir, oubliant leur réserve du matin, ils se dirigèrent vers l’embarcadère de la rive droite. Autant que possible, ils cherchaient à prolonger cette journée de bonheur et retarder l’heure de la séparation.

    La nuit était venue ; ils traversèrent les boulevards déserts, et, comme l’heure du dernier convoi approchait, pour arriver plus vite, Georges, à qui la ville était familière, prit une allée qui conduit du boulevard la Reine au marché. Tout entiers à leurs douces confidences, ils ne remarquaient pas que depuis quelques instants ils étaient suivis. Ils venaient de s’engager dans l’allée, sorte de couloir obscur, où l’un de ceux qui les épiait les avait précédés en courant.

    - Augustine, lui disait Georges, la conduite de cet homme vous a déliée de tout serment. Je possède trois mille francs ; c’est peu, il est vrai, mais c’est encore assez pour mettre la mer entre lui et nous, et attendre une position dans le pays que nous aurons choisi pour notre lieu d’exil. Pour vous, j’abandonne tout, famille, amis, patrie. Augustine, vous êtes ma vie, vous tenez mon sort entre vos mains : c’est à vous à prononcer.

    Un éclat de rire sardonique, comme seul peut en faire entendre le génie du mal, joint au fracas d’une porte que l’on fermait avec violence derrière eux, glaça d’épouvante Augustine.

    Au même instant, le couloir fut illuminé par une lueur rapide, et un coup de feu, suivi d’un cri de douleur, retentit dans l’allée.

    Dans ce moment, Georges et Augustine venaient de reconnaître Pascal qui, tirant sur eux deux, venait de tuer Mérillac. Celui-ci, pour que ses victimes ne pussent lui échapper, s’était placé devant la porte, afin de leur ôter tout moyen de fuite.

    Quoique épouvanté par cette brusque attaque, Georges s’empara d’Augustine, et, enjambant par-dessus le corps de Mérillac, il ouvrit la porte et gagna le boulevard qu’il venait de quitter quelques secondes avant. Pendant ce temps, l’allée se garnissait de monde. On enleva Mérillac et on le transporta dans la salle basse d’un cabaretier, où il ne tarda pas à expirer en lançant une imprécation au ciel.

     Epouvanté de son crime, Pascal fuyait dans la direction du chemin de fer.

    - Si je puis gagner Paris, se disait-il, je suis sauvé !

    Au moment où il touchait le seuil de l’embarcadère, la sonnette pour la clôture des billets tintait.

    - Trop tard ! s’écria-t-il avec un geste de désespoir.

    Mais, inspiré par une réflexion soudaine, il gravit rapidement l’escalier qui conduit aux salles d’attente, les traversa en courant, et arriva sur la voie au moment où le convoi se mettait en marche.

    Toutes les portières étaient fermées ; les wagons regorgeaient de monde. Les roues faisaient entendre sur les rails ce frottement du fer qui comment à s’échauffer. Le sifflet de la locomotive avait peine à couvrir les chants joyeux et discordants des Parisiens. Cependant toutes les voitures passaient devant lui. Pascal avisa un wagon à impériale, il s’y élança, et fut assez heureux pour saisir une poignée ; mais son pied droit ne put rencontrer le marchepied ; il resta donc suspendu par une main. Au-dessus de lui, des jeunes gens, occupés à chanter et à fumer, n’avaient qu’à lui tendre la main pour le sauver ; mais aucun ne l’apercevait, et ses cris étaient couverts par leurs chants.

    Le convoi avançait toujours, et toujours plus rapidement ; une sueur froide coulait sur le front du meurtrier. Bientôt on sortit de l’embarcadère, et le convoi, lancé à toute vapeur, gagna la campagne. A chaque instant, on apercevait les lumières des cantonniers annonçant que la voie était libre. Dans cette rapidité vertigineuse, il lui semblait qu’il était au centre d’une ronde infernale.

    - Si je puis me tenir à cette poignée jusqu’à Viroflay, je suis sauvé, pensait-il.

    Il se cramponna à cette poignée avec l’énergie du désespoir, car il sentait avec effroi que ses muscles se détendaient. La station approchait, mais le convoi, loin de se ralentir dans sa marche, semblait aller avec plus de rapidité ; et bientôt il passa comme une flèche devant la station, qui, au bout de quelques secondes, ne parut plus que comme un point. Il vit qu’il était perdu ; la seule chance qui lui restait était de se précipiter sur la voie, car il sentait que s’il n’avait pas assez d’énergie pour accomplir cet acte de suprême désespoir, avant peu il tomberait sous les roues des wagons. En ce moment terrible, toute sa vie se déroula à ses yeux : il se vit enfant sur les genoux de sa mère ; puis, au jour de son mariage, il se vit en compagnie de Mérillac ; la scène du meurtre parut à son tour. Le misérable, au milieu de toutes ces images qui passaient devant lui toutes plus rapides que la pensée, murmurait des mots sans suite. Il cherchait à se rappeler la prière que tout enfant sa mère lui faisait réciter chaque soir.

    - Si je me souviens de Notre Père, je suis sauvé, se disait-il.

    Mais, malgré tous ses efforts, sa mémoire restait rebelle à sa volonté.

    Le convoi continuait toujours sa marche rapide. Semblable à la tête d’un immense serpent, la locomotive, par une manoeuvre du conducteur, changea de voie en décrivant une courbe et passa sous un pont sec que soutenaient par le milieu deux immenses colonnes de fonte, contre lesquelles frottaient les wagons. Par un coup d’oeil rapide, le misérable vit qu’il était perdu.

    - Seigneur, balbutia-t-il, prenez pitié de moi !

    Et les colonnes de fonte, au moment où il passait devant elles, le broyèrent sur la voiture. Du sang, des lambeaux de chair y restèrent collés, et la masse du corps tomba morte et sanglante sur le sable du chemin. Chose horrible ! une partie du bras par lequel le malheureux s’était soutenu avait été arrachée ; mais sa main, crispée par le désespoir, tenait encore la poignée de fer. Et le convoi, au milieu d’une température douce et embaumée, semblable à une longue traînée de feu, s’avançait rapidement sur Paris au milieu des chants de joie et d’amour.

    EDMOND ALONNIER.

    FIN.

     


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    Résultat de recherche d'images pour "une classe de petits élèves - algerie"Perles écolières :
     Quel est le bon âge pour se marier ?
     - 84 ans, parce qu'à cet âge, vous n'avez plus à travailler et vous pouvez passer tout votre temps à vous aimer dans la chambre à coucher. (Judy, 8 ans)
     - Une fois sorti de la maternelle, je me trouverai une épouse. (Tom, 5 ans)

     Que font les amoureux pendant un rendez-vous ?
     - Au premier rendez-vous, ils se disent juste des mensonges l'un à l'autre, et cela suffit généralement à les intéresser assez pour aller au second rendez-vous. (Mike 10 ans

    A quel moment peut-on embrasser ?
     - On ne doit jamais embrasser une fille avant d'avoir assez d'argent pour lui acheter une grosse bague et un magnétoscope parce qu'elle voudra voir le film du mariage. (Jim 10 ans)
     - Il faut ne jamais embrasser devant d'autres personnes. Mais, s'il n'y a personne, j'aimerais bien essayer avec un très beau garçon, mais pas plus de quelques heures. (Kelly 9 ans)

    Le grand débat : est-ce mieux d'être marié ou célibataire ?
     - C'est mieux pour les filles d'être célibataire mais pas pour les garçons. Les garçons ont besoin de quelqu'un pour nettoyer et faire le lit. (Lynette 9 ans)
     - Cela me donne mal a la tête rien que d'y penser. Je suis juste un enfant. Je n'ai pas besoin de ce genre de problèmes. (Kenny 7 ans)

    Pourquoi deux personnes tombent-elles amoureuses ?
     - Personne ne connaît vraiment les raisons, j'ai entendu dire que cela a quelque chose à voir avec l'odeur, c'est pourquoi les parfums et les déodorants sont si populaires. (Jan 9 ans)
     - Cela à quelque chose à voir avec être transpercé avec une flèche, mais après, c'est beaucoup moins douloureux. (Harlen 8 ans)

     Que ressent-on lorsqu'on tombe amoureux ?
     - C'est comme une avalanche lorsque vous avez à courir pour sauver votre peau. (Roger 9 ans)
     - Si tomber amoureux c'est comme apprendre à lire, ca ne m'intéresse pas. Ca prend trop de temps. (Leo 7 ans)

    Sur l'importance du physique en amour :
     - Si vous voulez être aimé par quelqu'un qui n'est pas de votre famille, cela ne fait pas de mal d'être très beau. (Jeanne 8 ans)
     - L'apparence ce n'est pas tout. Regardez-moi, je suis très beau et je n'ai personne avec qui me marier. (Gary 7 ans)
     - La beauté ne dure pas longtemps, mais la richesse, oui. (Christine 9 ans)

    Perles d'école primaire :

    1. Dans la phrase " Le voleur a volé les pommes ", où est le sujet ?
     Réponse : " En prison "

    2. Quel est le futur du verbe " Je baille " ?
     Réponse : " Je dors "

    3. Que veut dire l'eau potable ?
    Réponse :" C'est celle que l'on peut mettre dans un pot "

    5. Quoi faire la nuit pour éviter les moustiques ?
     Réponse : " Il faut dormir avec un mousquetaire "

    7. Pourquoi le chat a-t-il quatre pattes ?
     Réponse : " Les deux de devant sont pour courir,
    les deux de derrière pour freiner "

    8. Quand dit-on " chevaux " ?
     Réponse : " Quand il y a plusieurs chevals "

    9. L'institutrice demande " Quand je dis : je suis belle, quel temps est-ce ? "
     Réponse : " Le passé, madame "


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    Résultat de recherche d'images pour "DANS LA DUNE/d'Isabelle EBERHARDT"

     

    DANS LA DUNE
    d'Isabelle EBERHARDT                                                                                                               C’était sur la fin de l’automne 1900, presque en hiver déjà.
    Je campais alors, avec quelques bergers de la tribu des Rebaïa,
    dans une région déserte entre toutes, au sud de Taïbeth-
    Guéblia, sur la route d’El-Oued à Ouargla.
    Nous avions un troupeau de chèvres assez nombreux, et
    quelques malheureux chameaux, maigres et épuisés, – épaves
    de l’expédition d’In-Salah, qui a dépeuplé de chameaux le Sahara
    pour des années, car la plupart ne sont pas revenus des convois
    Nous étions alors huit, en nous comptant, mon serviteur
    Aly et moi. Nous vivions sous une grande tente basse en poil de
    chèvre, que nous avions dressée dans une petite vallée entre les
    dunes. Après les premières petites pluies de novembre, l’étrange
    végétation saharienne commençait à renaître. Nous passions
    nos journées à chasser les innombrables lièvres sahariens, et
    surtout à rêver, en face des horizons moutonnants.
    Le calme et la monotonie, jamais ennuyeuse cependant, de
    cette existence au grand air provoquaient en moi une sorte
    d’assoupissement intellectuel et moral très doux, un apaisement
    bienfaisant.
    Mes compagnons étaient des hommes simples et rudes,
    sans grossièreté pourtant, qui respectaient mon rêve et mes silences
    – très silencieux eux-mêmes d’ailleurs.
    Les jours s’écoulaient, paisibles, en une grande quiétude,
    sans aventures et sans accidents…
    Cependant, une nuit que nous dormions sous notre tente,
    roulés dans nos burnous, un vent du Sud violent s’éleva et souffla
    bientôt en tempête, soulevant des nuages de sable.
    Le troupeau bêlant et rusé réussit à se tasser si près de la
    tente que nous entendions la respiration des chèvres. Il y en eut
    même quelques-unes qui pénétrèrent dans notre logis et qui s’y
    installèrent malgré nous, avec l’effronterie drôle propre à leur
    espèce.
    La nuit était froide, et je dus accueillir, sans trop de mécontentement,
    un petit chevreau qui s’obstinait à se glisser sous
    mon burnous et se couchait contre ma poitrine, répondant par
    des bourrades de son front têtu à toutes mes tentatives
    d’expulsion.
    Fatigués d’avoir beaucoup erré dans la journée, nous nous
    endormîmes bientôt, malgré les hurlements lugubres du vent
    dans le dédale des dunes et le petit bruit continu, marin, du
    sable qui pleuvait sur notre tente.
    Tout à coup, nous fûmes à nouveau réveillés en sursaut,
    sans pouvoir, au premier moment, nous rendre compte de ce
    qui arrivait, mais écrasés, étouffés, sous un poids très lourd :
    une rafale plus violente avait chaviré notre tente, nous ensevelissant
    sous ses ruines. Il fallut sortir, ramper à plat ventre, péniblement,
    dans la nuit noire où le vent froid faisait fureur, sous
    un ciel d’encre.
    Impossible ni de remonter la tente dans l’obscurité, ni
    d’allumer notre petite lanterne. Il pouvait être trois heures déjà,
    et nous préférâmes nous coucher, maussades, à la belle étoile,
    en attendant le jour. Aly dut encore extraire à grand-peine
    quelques couvertures et quelques burnous de dessous la tente,
    et il fallut aussi sauver les chèvres qui gémissaient et se débattaient
    furieusement.
    Étouffant dans mon burnous sur lequel le sable continuait
    de tomber en pluie, tenue éveillée par les hennissements de
    frayeur et les ruades de mon pauvre cheval attaché à un piquet
    et bousculé par les chèvres inquiètes, je ne parvins plus à me
    rendormir.
    Le vent avait cessé presque tout à fait. Aly était occupé à allumer
    un grand feu de broussailles. Nous nous assîmes tous autour
    du bienfaisant brasier, transis et courbaturés. Seul Aly conservait
    sa bonne humeur habituelle, nous plaisantant sur nos
    airs de déterrés.
    Le jour se leva, limpide et calme, sur le désert où la tourmente
    de la nuit avait laissé une infinité de petits sillons gris,
    comme les rides d’une tempête sur le sable.
    L’idée me vint d’aller faire un temps de galop dans la plaine
    qui s’étendait au-delà de la ceinture de dunes fermant notre vallée.
    Aly resta pour reconstruire la tente et mettre en ordre
    notre petit ménage ensablé et dispersé durant la nuit. Il me recommanda
    cependant de ne pas trop m’éloigner du camp.
    Mais bah ! dès que je fus dans la plaine, je lâchai la bride à
    mon fidèle « Souf » qui partit à toute vitesse, énervé, lui aussi,
    par la mauvaise nuit qu’il avait passée.
    Longtemps nous courûmes ainsi, à une vitesse vertigineuse,
    ivres d’espace, dans le calme serein du jour naissant.
    Enfin, mettant à grand-peine mon cheval au pas, je me retournai
    et je vis que j’étais très loin déjà des dunes…
    Sans aucune hâte de rentrer au campement, l’idée me vint
    de passer par les collines qui ferment la plaine. Je m’engageai
    donc dans un dédale de monticules de plus en plus élevés, en
    prenant le chemin de l’Ouest.
    Il y avait là des vallées semblables à la nôtre et, pour ne pas
    perdre trop de temps, je laissais trotter « Souf » dans ces endroits
    plus plats.
    Peu à peu, le ciel s’était de nouveau couvert de nuages, et le
    vent commençait à tomber. Sans la bourrasque de la nuit qui
    avait séché et déplacé toute la couche superficielle du sable, un
    vent aussi faible n’eût pu provoquer aucun mouvement à la surface
    du sol. Mais la terre était réduite à l’état de poussière
    presque impalpable, et le sable continuait doucement à couler
    des dunes escarpées. Je remarquai bientôt que mes traces disparaissaient
    très vite.
    Après une heure je commençais à être étonnée de ne pas
    encore être arrivée au camp. Il était déjà assez tard, et la chaleur
    devenait lourde. Pourtant, je remontais bien vers l’ouest ?…
    Enfin, je finis par m’arrêter, comprenant que j’avais fait
    fausse route et que j’avais dû dépasser le campement.
    Mais je demeurais perplexe… Où fallait-il me diriger ? En
    effet, je ne pouvais pas savoir si je me trouvais au-dessus ou au-dessous
    de la route, c’est-à-dire si j’avais passé au nord ou au
    sud du camp. Je risquais donc de m’égarer définitivement. Cependant,
    je me décidai à prendre résolument la direction du
    nord, la moins dangereuse dans tous les cas.
    Mais, là encore, je n’aboutis à rien, après avoir marché
    pendant une heure ; alors, je redescendis vers le sud.
    Il était trois heures après midi, déjà, et ma mésaventure ne
    m’amusait plus : je n’avais qu’un pain arabe dans le capuchon
    de mon burnous et une bouteille de café froid. Je commençais à
    me demander ce que j’allais devenir, si je ne retrouvais pas mon
    chemin avant la nuit.
    Laissant mon « Souf » dans une vallée, je grimpai sur la
    dune la plus élevée de la région ; autour de moi, de tous côtés, je
    ne vis que la houle grise des monticules de sable, et je ne parvenais
    pas à comprendre comment j’avais pu, en si peu de temps,
    m’égarer à ce point.
    Enfin, ne voulant plus continuer à errer sans but, craignant
    d’être prise par la nuit dans un endroit stérile où mon cheval,
    déjà privé d’eau, ne trouverait même pas d’herbe, je me mis à la
    recherche d’une vallée commode pour passer la nuit.
    – Demain, dès l’aube, je me mettrai en route vers le nord,
    pensai-je, et je gagnerai la route de Taïbeth…
    Je découvris un vallon profond et allongé, où une végétation
    plus touffue avait poussé, étonnamment verte. Je débarrassai
    « Souf » de son harnachement, et je le lâchai, allant moi-même
    explorer mon « île de Robinson ».
    Au milieu d’un espace découvert, je trouvai un tas de
    cendres à peine mêlées de sable, et quelques os de lièvre : des
    chasseurs avaient dû passer la nuit là. Peut-être reviendraient-ils?
    Ces chasseurs du Sahara sont des hommes rudes et primitifs,
    vivant à ciel ouvert, sans résidence fixe. Quelques-uns laissent
    leurs familles très loin, dans les ksour, d’autres sont de véritables
    enfants des sables, errant avec femmes et enfants –
    mais ceux-là sont rares. Leur vie à tous est aussi libre et aussi
    peu compliquée que celle des gazelles du désert.
    Parmi ces chasseurs, il y a bien quelques « irréguliers »
    fuyant dans les solitudes la justice des hommes. Cependant,
    dans ces régions encore assez voisines des villes et des villages,
    les dissidents, comme on les appelle en langage administratif,
    sont rares, et je souhaitais de voir apparaître les chasseurs dont
    j’avais retrouvé les traces, afin de sortir au plus vite de la situation
    ridicule où je m’étais mise. Dans quelles transes devaient
    être mes compagnons, surtout le fidèle Aly ?
    Un hennissement joyeux me tira de ces réflexions : mon
    cheval s’était approché d’un fourré très épais et très vert et, la
    tête enfoncée dans les branches, semblait flairer quelque chose
    d’insolite.
    … Entre les buissons, il y avait un de ces hassi nombreux
    du Sahara, perdus souvent en dehors de toutes les routes, puits,
    étroits et profonds, que seuls les guides connaissent.
    La végétation presque luxuriante de la vallée s’expliquait
    par la présence de cette eau à une faible profondeur.
    Je me mis en devoir de puiser, au moyen de ma bouteille
    attachée au bout de ma ceinture.
    Soudain j’entendis une voix qui disait, tout près derrière
    moi :
    – Que fais-tu là, toi ?
    Je me retournai : devant moi se tenaient trois hommes
    bronzés, presque noirs, en loques, portant leur maigre bagage
    dans des sacs de toile et armés de longs fusils à pierre.
    – J’ai soif.
    – Tu t’es égaré ?
    – Je campe non loin d’ici avec des Rebaïa, des Souafa, des
    bergers…
    – Tu es musulman ?
    – Oui, grâce à Dieu !
    Celui qui m’avait adressé la parole était presque un vieillard.
    Il étendit la main et toucha mon chapelet.
    – Tu es de Sidi Abd-el-Kader Djilani… Alors, nous sommes
    frères… Nous aussi nous sommes Kadriya.
    – Dieu soit loué ! dis-je.
    J’éprouvai une joie intense à trouver en ces nomades des
    confrères : entre adeptes de la même confrérie l’aide mutuelle et
    la solidarité sont de règle. Eux aussi portaient en effet le chapelet
    des Kadriya.
    – Attends, nous avons une corde et un bidon ; nous ferons
    boire ton cheval et tu passeras la nuit avec nous ; demain matin,
    nous te ramènerons à ton camp. Tu t’es beaucoup éloigné vers le
    sud, tu as passé le camp des Rebaïa et, maintenant, en prenant
    par les raccourcis, il faut au moins trois heures pour y arriver.
    Le plus jeune d’entre eux se mit encore à rire :
    – Tu es dégourdi, toi !
    – De quelles tribus êtes-vous ?
    Confrérie religieuse à laquelle Isabelle Eberhardt avait été initiée.
    – Moi et mon frère, nous sommes des Ouled-Seïh de
    Taïbeth-Guéblia et celui-là, Ahmed Bou-Djema, est Chaambi
    des environs de Berressof. Son père avait un jardin à El Oued,
    dans la colonie des Chaamba qui est au village d’Elakbab. Il s’est
    sauvé, le pauvre…
    – Pourquoi ?
    – À cause des impôts. Il est parti à In-Salah avec notre
    cheikh, Sidi Mohammed Taïeb ; quand il est revenu, il a trouvé
    sa femme morte, emportée par l’épidémie de typhus, et son jardin
    privé de toute culture ; alors, il a gagné le désert – à cause
    des impôts.
    Le jeune Seïhi qui parlait ainsi avait attiré mon attention
    par la primitivité de ses traits et l’éclat sournois de ses grands
    yeux fauves. Il eût pu servir de type accompli de la race nomade,
    fortement métissée d’Arabe asiatique, qui est la plus caractéristique
    du Sahara.
    Ahmed Bou-Djema, maigre et souple, semblait être son aîné,
    autant qu’on en put juger, car la moitié de sa face était voilée
    de noir, à la façon des Touareg.
    Quant au plus âgé, il avait une belle tête de vieux coupeur
    de routes, aquiline et sombre.
    Ahmed Bou-Djema portait, pendus à sa ceinture, deux superbes
    lièvres. Il s’écarta un peu du puits et, après avoir dit
    « Bismillah ! » il se mit à vider son gibier.
    Le soleil avait disparu derrière les dunes, et les derniers
    rayons roses du jour glissaient au ras du sol, entre les buissons
    aux feuilles pointues et les jujubiers. Les touffes de drinn semblaient
    d’or, dans la grande lueur rouge du soir.
    Sélem, l’aîné des deux frères, s’écarta de notre groupe et,
    étendant son burnous loqueteux sur le sable, il commença à
    prier, grave et comme grandi.
    – Vous n’avez point de famille ? demandai-je à Hama Srir,
    pendant que nous creusions un trou dans le sable pour la cuisson
    des lièvres.
    – Sélem a sa femme et ses enfants à Taïbeth. Moi, ma
    femme est dans les jardins de Remirma, dans l’oued Rir, chez sa
    tante.
    – Ne t’ennuies-tu pas, loin de ta famille ?
    – Le sort est le sort de Dieu. Bientôt j’irai chercher ma
    femme. Quand les enfants de Sélem seront grands ils chasseront
    comme leur père.
    – In châ Allah !
    – Amine.
    Tout me charmait et m’attirait, dans la vie libre et sans
    souci de ces enfants du grand Sahara splendide et morne.
    Après avoir lié en boule les lièvres, nous les mîmes, avec
    leur fourrure, au fond du trou, sous une mince couche de sable.
    Puis nous allumâmes par-dessus un grand feu de broussailles.
    – Alors, tu t’es marié chez les Rouara ?
    Hama Srir fit un geste vague :
    – C’est toute une histoire ! Tu sais que nous autres, Arabes
    du désert, nous ne nous marions guère en dehors de notre tribu…
    Le roman de Hama Srir piquait ma curiosité. Voudrait-il
    seulement me le conter ? Cette histoire devait être simple, mais
    empreinte du grand charme mélancolique de tout ce qui touche
    au désert.
    Après le souper, Sélem et Bou-Djema s’endormirent bientôt.
    Hama Srir, à demi couché près de moi, tira son matoui (petit
    sac en filali pour le kif) et sa petite pipe. Je portais, moi aussi,
    dans la poche de ma gandoura, ces insignes du véritable Soufi.
    Nous commençâmes à fumer.
    – Hama, raconte-moi ton histoire ?
    – Pourquoi ? Pourquoi t’intéresses-tu à ce qu’ont fait des
    gens que tu ne connais pas ?
    – Je t’adopte pour frère, au nom d’Abd-el-Kader Djilani.
    – Moi aussi.
    Et il me serra la main.
    – Comment t’appelles-tu ?
    – Mahmoud ben Abdallah Saâdi.
    – Écoute, Mahmoud, si je ne t’adoptais pas, moi aussi,
    pour frère, si nous ne l’étions pas déjà par notre cheikh et notre
    chapelet, et si je ne voyais pas que tu es un taleb, je me serais
    mis fort en colère au sujet de ta demande, car il n’est pas
    d’usage, tu le sais, de parler de sa famille. Mais écoute, et tu verras
    que le mektoub de Dieu est tout-puissant, que rien ne saurait
    le détourner.
    Deux années auparavant, Hama Srir chassait avec Sélem
    dans les environs du bordj de Stah-el-Hamraïa, dans la région
    des grands chotts sur la route de Biskra à El-Oued.
    C’était en été. Un matin, Hama Srir fut piqué par une lefaâ
    (vipère à corne) et courut au bordj : la vieille belle-mère du gardien,
    une Riria (originaire de l’oued Rir) savait guérir toutes les
    maladies – celles du moins que Dieu permet de guérir.
    Le gardien était parti pour El-Oued avec son fils, et le bordj
    était resté à la garde de la vieille Mansoura et de sa belle-fille
    déjà âgée, Tébberr. Vers le soir, Hama Srir ne souffrait presque
    plus et il quitta le bordj, pour aller rejoindre son frère dans le
    chott Bou-Djeloud. Mais il avait un peu de fièvre et il voulut
    boire. Il descendit à la fontaine, située au bas de la colline rougeâtre
    et dénudée de Stah-el-Hamraïa.
    Là, il trouva l’aînée des filles du gardien, Saâdia, qui avait
    treize ans et qui, femme, déjà, était belle sous ses haillons bleus.
    Et Saâdia sourit au nomade, et longuement ses grands yeux
    roux le fixèrent.
    – Dans quinze jours, je reviendrai te demander à ton père,
    dit-il.
    Elle hocha la tête.
    – Il ne voudra jamais. Tu es trop pauvre, tu es un chasseur.
    – Je t’aurai quand même, si Dieu en a décidé ainsi. Maintenant
    remonte au bordj, et garde-toi pour Hamra Srir, pour celui
    que Dieu t’a promis.
    – Amine !
    Et lentement, courbée sous sa lourde guerba en peau de
    bouc pleine d’eau, elle reprit le chemin escarpé de son bordj solitaire.
    Hama Srir ne parla point à Sélem de cette rencontre mais il
    devint songeur.
    – Il ne faut jamais dire ses projets d’amour, cela porte malheur,
    précisa-t-il.
    Tous les soirs, quand le soleil embrasait le désert ensanglanté
    et déclinait vers l’oued Rir salé, Saâdia descendait à la
    fontaine pour attendre « celui que Dieu lui avait promis ».
    Un jour qu’elle était sortie à l’heure ardente de midi, pour
    abriter son troupeau de chèvres, elle crut défaillir : un homme,
    vêtu d’une longue gandoura et d’un burnous blancs, armé d’un
    long fusil à pierre, montait vers le bordj.
    En hâte elle se retira dans un coin de la cour où était leur
    humble logis et là, tremblante, elle invoqua tout bas Djilani
    « l’Émir des Saints » car, elle aussi, était de ses enfants.
    L’homme entra dans la cour et appela le vieux gardien :
    – Abdallah ben Hadj Saâd, dit-il, mon père était chasseur,
    il appartenait à la tribu des Chorfa Ouled-Seïh, de la ville de
    Taïbeth-Gueblia. Je suis un homme sans tare et dont la conscience
    est pure – Dieu le sait. Je viens te demander d’entrer
    dans ta maison, je viens te demander ta fille.
    Le vieillard fronça les sourcils.
    – Où l’as-tu vue ?
    – Je ne l’ai pas vue. Des vieilles femmes d’El-Oued m’en
    ont parlé… Telle est la destinée.
    – Par la vérité du Coran auguste, tant que je vivrai jamais
    un vagabond n’aura ma fille !
    Longuement Hama Srir regarda le vieillard.
    – Ne jure pas les choses que tu ignores… Ne joue pas avec
    le faucon : il vole dans les nuages et regarde en face le soleil.
    Évite les larmes à tes yeux que Dieu fermera bientôt !
    – J’ai juré.
    – Chouf Rabbi ! (Dieu verra) dit Hama Srir.
    Et sans ajouter un mot, il partit.
    Fondateur de la confrérie des Qadriya
    Si Abdallah, indigné, entra dans sa maison et, s’adressant à
    Saâdia et à Embarka, il dit :
    – Laquelle de vous deux, chiennes, a laissé voir son visage
    au vagabond ?
    Les deux jeunes filles gardèrent le silence.
    – Si Abdallah, répondit pour elles l’aïeule vénérée, le vagabond
    est venu le mois dernier se faire panser pour une morsure
    de lefaâ. Ma fille Tébberr, qui est âgée, m’a aidée... Le vagabond
    n’a vu aucune des filles de Tébberr. Nous sommes vieilles, le
    temps du hedjeb (retraite des femmes arabes) est passé pour
    nous. Nous avons soigné le vagabond dans le sentier de Dieu.
    – Garde-les, et qu’elles ne sortent plus.
    Saâdia, l’âme en deuil, continua pourtant à attendre, obstinément,
    le retour de Hama Srir, car elle savait que, si vraiment
    Dieu le lui avait destiné, personne ne pouvait les empêcher de
    s’unir.
    Elle aimait Hama Srir, et elle avait confiance.
    Près d’un mois s’était écoulé depuis que le chasseur était
    monté au bordj pour demander Saâdia, et il ne reparaissait pas.
    Il était bien près, cependant, attardé dans la région des chotts,
    et, chaque nuit, les chiens féroces de Stah-el-Hamraïa aboyaient…
    Lui aussi, il avait juré.
    Un soir, se relâchant un peu de sa surveillance farouche,
    comme Tébberr était malade, Si Abdallah ordonna à Saâdia de
    descendre à la fontaine, sans s’attarder.
    Il était déjà tard, et la jeune fille descendit, le coeur palpitant.
    La pleine lune se levait au-dessus du désert, baigné d’une
    transparence aussi bleue que peut l’être la nuit. Dans le silence
    absolu, les chiens avaient des rauquements furieux.
    Pendant qu’elle remplissait sa guerba, les bras dans l’eau
    du bassin, Saâdia vit passer une ombre entre les figuiers du jardin.
    – Saâdia !
    – Louange à Dieu !
    Hama Srir l’avait saisie par le poignet et l’entraînait.
    – J’ai peur ! J’ai peur !
    Elle posa sa main tremblante dans la main forte du nomade
    et ils se mirent à courir à travers le chott Bou-Djeloud,
    dans la direction de l’oued Rir… et quand elle disait « J’ai peur,
    arrête-toi ! » il la soulevait irrésistiblement dans ses bras, car il
    savait que cette heure lui appartenait et que toute la vie était
    contre lui.
    Ils fuyaient, et déjà les aboiements des chiens s’étaient lassés.
    Le vieillard, surpris et irrité du retard de sa fille, sortit du
    bordj et l’appela à plusieurs reprises. Mais sa voix, sans réponse,
    se perdit dans le silence lourd de la nuit. Un frisson glaça
    les membres du vieillard. En hâte, il alla chercher son fusil et
    descendit.
    La gamelle flottait sur l’eau et la guerba vide traînait à
    terre.
    – Chienne ! elle s’est enfuie avec le vagabond. La malédiction
    de Dieu soit sur eux !
    Et il rentra, le coeur irrité, sans une larme, sans une plainte.
    – Celui qui engendre une fille devrait l’étrangler aussitôt
    après sa naissance, pour que la honte ne forçât pas un jour la
    porte de sa maison, dit-il en rentrant chez lui. « Femme, tu n’as
    plus qu’une seule fille… et celle-ci est même de trop !… Tu n’as
    pas su garder ta fille. »
    Les deux vieilles et Embarka commencèrent à pleurer et à
    se lamenter comme sur le cadavre d’une morte, mais Si Abdallah
    leur imposa silence.
    … Cependant, les deux amants avaient fui longtemps à travers
    la plaine stérile.
    – Arrête-toi, supplia Saâdia, mon coeur est fort mais mes
    jambes sont brisées… Mon père est vieux et il est fier. Il ne nous
    poursuivra pas.
    Ils s’assirent sur la terre salée et Hama Srir se mit à réfléchir.
    Il avait tenu parole, Saâdia était à lui, mais pour combien
    de temps ?
    Il résolut enfin, pour échapper aux poursuites, de la mener
    à Taïbeth, et, là, de l’épouser devant la djemaâ de sa tribu, sans
    acte de mariage.
    Saâdia, lasse et apeurée s’était couchée près de son maître.
    Il se pencha sur elle et calma d’un baiser son coeur encore bondissant…
    Quatre nuits durant ils marchèrent, mangeant les dattes et
    la mella de Hama Srir. Pendant la journée, par crainte des deïra
    et des spahis d’El-Oued, ils se tenaient cachés dans les dunes.
    Enfin, vers l’aube du cinquième jour, ils virent se profiler
    au loin les murailles grises et les coupoles basses de Taïbeth-
    Guéblia.
    Hama Srir mena Saâdia dans la maison de ses parents et
    leur dit : « Celle-ci est ma femme. Gardez-la et aimez-la à l’égal
    de Fathma Zohra votre fille. »
    Quand ils furent devant l’assemblée de la tribu, Hama Srir
    dit à Saâdia :
    – Pour que Dieu bénisse notre mariage, il faut que ton père
    nous pardonne. Sans cela, lui, ta mère et ton aïeule qui m’a été
    secourable, pourraient mourir avec le coeur fermé sur nous. Je
    te mènerai dans ton pays, chez ta tante Oum-el-Aâz. Quant à
    moi, je sais ce que j’ai à faire.
    Le lendemain, dès l’aube, il fit monter Saâdia, strictement
    voilée, sur la mule de la maison, et ils descendirent vers l’oued
    Rir.
    Ils passèrent par Mezgarine Kedina pour éviter Touggourt,
    et furent bientôt rendus dans les jardins humides de Remirma.
    Oum-el-Aâz était vieille. Elle exerçait la profession de sage femme
    et de guérisseuse. On la vénérait et même certains
    hommes parmi les Rouara superstitieux la craignaient.
    C’était une Riria bronzée avec un visage de momie dans le
    scintillement de ses bijoux d’or, maigre et de haute taille, sous
    ses longs voiles d’un rouge sombre, ses yeux noirs, où le khôl jetait
    une ombre inquiétante, avaient conservé leur regard. Sévère
    et silencieuse, elle écouta Hama Srir et lui ordonna d’écrire en
    son nom une lettre au père de Saâdia.
    – Si Abdallah pardonnera, dit-elle avec une assurance
    étrange. D’ailleurs, il ne durera plus longtemps.
    Hama Srir entra dans l’oasis et découvrit un taleb qui, pour
    quelques sous, écrivit la lettre.
    – Louange à Dieu seul – Le salut et la paix soient sur l’Élu de Dieu !
    « Au vénérable, à celui qui suit le sentier droit et fait le bien
    dans la voie de Dieu, le très pieux, le très sûr, le père et l’ami, Si
    Abdallah bel Hadj Saad, au bordj de Stah-el-Hamraïa, dans le
    Souf, le salut soit sur toi, et la miséricorde de Dieu, et sa bénédiction
    pour toujours ! Ensuite, sache que ta fille Saâdia est vivante,
    et en bonne santé, Dieu soit loué ! – et qu’elle n’a d’autre
    désir que celui de se trouver avec toi et sa mère et son aïeule et
    sa soeur et son frère Si Mohammed en une heure proche et bénie.
    Sache encore que je t’écris ces lignes sur l’ordre de ta belle soeur,
    lella Oum-el-Aâz bent Makoub Rir’i, et que c’est dans la
    maison de celle-ci qu’habite ta fille. Apprends que j’ai épousé,
    selon la loi de Dieu, ta fille Saâdia et que je viens te demander ta
    bénédiction, car tout ce qui arrive, arrive par la volonté de Dieu.
    Après cela, il n’y a que la réponse prompte et propice et le souhait
    de tout le bien. Et le salut soit sur toi et ta famille de la part
    de celui qui a écrit cette lettre, ton fils et le pauvre serviteur de Dieu :
    « HAMA SRIR BEN ABDERRAHMAN CHERIF. »
    Quand cette lettre parvint au vieil Abdallah, illettré, il se
    rendit à Guémar, à la zaouïya de Sidi Abd-el-Kader. Un mokaddem
    lui lut la lettre, puis, le voyant fort perplexe, lui dit :
    – Celui qui est près d’une fontaine ne s’en va pas sans boire.                                                         Tu es près de notre cheikh et tu ne sais que faire : va-t’en
    lui demander conseil.
    Abdallah consulta donc le cheikh qui lui dit :
    – Tu es vieux. D’un jour à l’autre Dieu peut te rappeler à
    lui, car nul ne connaît l’heure de son destin. Il vaut mieux laisser
    comme héritage un jardin prospère qu’un monceau de ruines.
    Alors, obéissant au descendant de Djilani et son représentant
    sur la terre, Si Abdallah ploya sous sa doctrine et pria le
    mokaddem de composer une lettre de pardon pour le ravisseur.
    « … Et nous t’informons par la présente que nous avons
    pardonné notre fille Saâdia ! Dieu lui accorde la raison, et que
    nous appelons la bénédiction du Seigneur sur elle, pour toujours.
    Amin ! Et le salut soit sur toi de la part du pauvre, du                                                                faible serviteur de Dieu : « ABDALLAH BEL HADJ. »
    La lettre partit.
    Oum-el-Aâz, silencieuse et sévère, parlait peu à Saâdia. Elle
    passait son temps à composer des breuvages et à deviner le sort
    par des moyens étranges, se servant d’omoplates de moutons
    tués à la fête du printemps, de marc de café, de petites pierres et
    des entrailles des bêtes fraîchement saignées.
    – Abdallah pardonne, avait-elle dit à Hama Srir, après
    avoir consulté ses petites pierres, mais il ne durera plus longtemps…
    son heure est proche.
    Saâdia était devenue songeuse. Un jour, elle dit à son époux :
    – Mène-moi dans le Souf. Je dois revoir mon père avant
    qu’il meure.
    – Attends sa réponse.
    La réponse arriva. Hama Srir fit de nouveau monter Saâdia
    sur la mule de la maison, et ils prirent la route du nord-est, traversant
    le chott Mérouan desséché.
    Au bordj de Stah-el-Hamraïa, la diffa fut servie et l’on fit
    grande fête, et il ne fut parlé de rien puisque l’heure des explications
    était passée.
    Le cinquième jour, Hama Srir ramena sa femme à Remirma…
    Le mois suivant, en redjeb, une lettre de Stah-el-Hamraïa
    annonçait à la vieille Oum-el-Aâz que son beau-frère venait
    d’entrer dans la miséricorde de Dieu.
    – Tous les mois je descends à Remirma, pour voir ma
    femme, me dit Hama Srir en terminant son récit.                                                                        Dieu ne nous a pas donné d’enfants.
    Un instant, très pensif, il garda le silence, puis il ajouta
    plus bas, avec un peu de crainte :
    – Peut-être est-ce parce que nous avons commencé dans le
    haram (le péché, l’illicite). Oum-el-Aâz le dit… Elle sait.
    … Il était très tard déjà, et les constellations d’automne
    avaient décliné sur l’horizon. Un grand silence solennel régnait
    au désert. Nous nous étions roulés dans nos burnous, près du
    feu éteint, et nous rêvions – lui, le nomade dont l’âme ardente
    et vague était partagée entre la jouissance de sa passion triomphante
    et la crainte des sorts, la peur des ténèbres, et moi, la solitaire,
    que son idylle avait bercée.
    – Et je songeais au tout-puissant amour qui domine toutes
    les âmes, à travers le mystère des destinées !


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    Dans mon panier ce matin à la fraîche j’ai cueilli

    Les fruits à nous offerts par dame nature la jolie

    Les voici qui se présentent à vous habillés de leur bonne mine

    Ils regorgent de vitalité ,de couleur, de fruité et de vitamines

     

     

     

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    Je me présente Fraise des bois pour vous servir

    Dame Fanfan ma déesse en bisous aime m’offrir

    Je suis une petite coquine rougissante et curieuse

    J’aime me cacher sous les pas des jolies promeneuses

     

     

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    Je suis rond noir brillant et ferme sous la dent

    On me préfère en gelée, liqueur, crème et pourtant

    Délicatement croqué et savouré nature sur le pied

    Mon arôme de cassis à jamais distille en vous sa légèreté

     

     

     

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    Je suis la reine des jardins et plait à tout le monde

    Juteuse rouge déclinant mes robes de jolie ronde

    Mes pépins crissent sous la dent ma chair remplit les bouches

    Je suis fraise jusqu’au bout de ma saveur si douce

     

     

     

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    Pour me cueillir d’un peigne il faut être équipé

    Je me cache dans les bois et il faut me trouver

    Myrtille est mon nom il est prélude à dégustation

    Et j’habille les tartes et les gâteaux avec passion

     

     

     

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    Qui se frotte à mon buisson habillé de griffures rentre à la maison

    Je ne me laisse pas cueillir comme une gourgandine en pamoison

    Parfois il faut trancher les chemins pour découvrir mes merveilles

    Mûre, pleine de jus, de couleur, de saveur, la reine de la forêt qui veille

     

     

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    On me donne plusieurs noms, difficile de s’y retrouver

    Canneberge, Cranberry, grande airelle pour bien me nommer

    Les indiens connaissaient déjà mes vertus de bonne fille

    En jus je suis consommée mais j’accompagne aussi les amis fruits

     

     

    framboise-1.jpg

     

     

    Framboise au cœur de grivoise dans tes bras me pavoise

    Tu es la concurrente de la fraise dans les cours villageoises

    Merveille de sensation on te marie de toutes les façons

    Fragile et éphémère délicate et sensible tu es ma passion

     

     

     

     

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    Résultat de recherche d'images pour "les mûriers"
      

     

    Salade de fruits des bois, baies aux douces couleurs rubis

    Déclinaison de pourpre de grenat de framboise et cassis

    Merveilles de la nature, concentré de ses bienfaits jamais égalés

    Depuis la nuit des temps nous régalons les hommes de nos bienfaits

     

     


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  • La librairie ombragée

     Blacet El Fham à Miliana ou Place du Charbon où vous pouvez prendre un thé ou une boisson rafraichissante à l'ombre de ses platanes et même lire un livre à petit prix de la librairie de plein air d'à côté...à moins qu'une brocante ne à soit à votre goût

     

     

    le coeur perçoit ce que l'oeil ne voit pas


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