• Dans la dune

     

     

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    DANS LA DUNE
    d'Isabelle EBERHARDT                                                                                                               C’était sur la fin de l’automne 1900, presque en hiver déjà.
    Je campais alors, avec quelques bergers de la tribu des Rebaïa,
    dans une région déserte entre toutes, au sud de Taïbeth-
    Guéblia, sur la route d’El-Oued à Ouargla.
    Nous avions un troupeau de chèvres assez nombreux, et
    quelques malheureux chameaux, maigres et épuisés, – épaves
    de l’expédition d’In-Salah, qui a dépeuplé de chameaux le Sahara
    pour des années, car la plupart ne sont pas revenus des convois
    Nous étions alors huit, en nous comptant, mon serviteur
    Aly et moi. Nous vivions sous une grande tente basse en poil de
    chèvre, que nous avions dressée dans une petite vallée entre les
    dunes. Après les premières petites pluies de novembre, l’étrange
    végétation saharienne commençait à renaître. Nous passions
    nos journées à chasser les innombrables lièvres sahariens, et
    surtout à rêver, en face des horizons moutonnants.
    Le calme et la monotonie, jamais ennuyeuse cependant, de
    cette existence au grand air provoquaient en moi une sorte
    d’assoupissement intellectuel et moral très doux, un apaisement
    bienfaisant.
    Mes compagnons étaient des hommes simples et rudes,
    sans grossièreté pourtant, qui respectaient mon rêve et mes silences
    – très silencieux eux-mêmes d’ailleurs.
    Les jours s’écoulaient, paisibles, en une grande quiétude,
    sans aventures et sans accidents…
    Cependant, une nuit que nous dormions sous notre tente,
    roulés dans nos burnous, un vent du Sud violent s’éleva et souffla
    bientôt en tempête, soulevant des nuages de sable.
    Le troupeau bêlant et rusé réussit à se tasser si près de la
    tente que nous entendions la respiration des chèvres. Il y en eut
    même quelques-unes qui pénétrèrent dans notre logis et qui s’y
    installèrent malgré nous, avec l’effronterie drôle propre à leur
    espèce.
    La nuit était froide, et je dus accueillir, sans trop de mécontentement,
    un petit chevreau qui s’obstinait à se glisser sous
    mon burnous et se couchait contre ma poitrine, répondant par
    des bourrades de son front têtu à toutes mes tentatives
    d’expulsion.
    Fatigués d’avoir beaucoup erré dans la journée, nous nous
    endormîmes bientôt, malgré les hurlements lugubres du vent
    dans le dédale des dunes et le petit bruit continu, marin, du
    sable qui pleuvait sur notre tente.
    Tout à coup, nous fûmes à nouveau réveillés en sursaut,
    sans pouvoir, au premier moment, nous rendre compte de ce
    qui arrivait, mais écrasés, étouffés, sous un poids très lourd :
    une rafale plus violente avait chaviré notre tente, nous ensevelissant
    sous ses ruines. Il fallut sortir, ramper à plat ventre, péniblement,
    dans la nuit noire où le vent froid faisait fureur, sous
    un ciel d’encre.
    Impossible ni de remonter la tente dans l’obscurité, ni
    d’allumer notre petite lanterne. Il pouvait être trois heures déjà,
    et nous préférâmes nous coucher, maussades, à la belle étoile,
    en attendant le jour. Aly dut encore extraire à grand-peine
    quelques couvertures et quelques burnous de dessous la tente,
    et il fallut aussi sauver les chèvres qui gémissaient et se débattaient
    furieusement.
    Étouffant dans mon burnous sur lequel le sable continuait
    de tomber en pluie, tenue éveillée par les hennissements de
    frayeur et les ruades de mon pauvre cheval attaché à un piquet
    et bousculé par les chèvres inquiètes, je ne parvins plus à me
    rendormir.
    Le vent avait cessé presque tout à fait. Aly était occupé à allumer
    un grand feu de broussailles. Nous nous assîmes tous autour
    du bienfaisant brasier, transis et courbaturés. Seul Aly conservait
    sa bonne humeur habituelle, nous plaisantant sur nos
    airs de déterrés.
    Le jour se leva, limpide et calme, sur le désert où la tourmente
    de la nuit avait laissé une infinité de petits sillons gris,
    comme les rides d’une tempête sur le sable.
    L’idée me vint d’aller faire un temps de galop dans la plaine
    qui s’étendait au-delà de la ceinture de dunes fermant notre vallée.
    Aly resta pour reconstruire la tente et mettre en ordre
    notre petit ménage ensablé et dispersé durant la nuit. Il me recommanda
    cependant de ne pas trop m’éloigner du camp.
    Mais bah ! dès que je fus dans la plaine, je lâchai la bride à
    mon fidèle « Souf » qui partit à toute vitesse, énervé, lui aussi,
    par la mauvaise nuit qu’il avait passée.
    Longtemps nous courûmes ainsi, à une vitesse vertigineuse,
    ivres d’espace, dans le calme serein du jour naissant.
    Enfin, mettant à grand-peine mon cheval au pas, je me retournai
    et je vis que j’étais très loin déjà des dunes…
    Sans aucune hâte de rentrer au campement, l’idée me vint
    de passer par les collines qui ferment la plaine. Je m’engageai
    donc dans un dédale de monticules de plus en plus élevés, en
    prenant le chemin de l’Ouest.
    Il y avait là des vallées semblables à la nôtre et, pour ne pas
    perdre trop de temps, je laissais trotter « Souf » dans ces endroits
    plus plats.
    Peu à peu, le ciel s’était de nouveau couvert de nuages, et le
    vent commençait à tomber. Sans la bourrasque de la nuit qui
    avait séché et déplacé toute la couche superficielle du sable, un
    vent aussi faible n’eût pu provoquer aucun mouvement à la surface
    du sol. Mais la terre était réduite à l’état de poussière
    presque impalpable, et le sable continuait doucement à couler
    des dunes escarpées. Je remarquai bientôt que mes traces disparaissaient
    très vite.
    Après une heure je commençais à être étonnée de ne pas
    encore être arrivée au camp. Il était déjà assez tard, et la chaleur
    devenait lourde. Pourtant, je remontais bien vers l’ouest ?…
    Enfin, je finis par m’arrêter, comprenant que j’avais fait
    fausse route et que j’avais dû dépasser le campement.
    Mais je demeurais perplexe… Où fallait-il me diriger ? En
    effet, je ne pouvais pas savoir si je me trouvais au-dessus ou au-dessous
    de la route, c’est-à-dire si j’avais passé au nord ou au
    sud du camp. Je risquais donc de m’égarer définitivement. Cependant,
    je me décidai à prendre résolument la direction du
    nord, la moins dangereuse dans tous les cas.
    Mais, là encore, je n’aboutis à rien, après avoir marché
    pendant une heure ; alors, je redescendis vers le sud.
    Il était trois heures après midi, déjà, et ma mésaventure ne
    m’amusait plus : je n’avais qu’un pain arabe dans le capuchon
    de mon burnous et une bouteille de café froid. Je commençais à
    me demander ce que j’allais devenir, si je ne retrouvais pas mon
    chemin avant la nuit.
    Laissant mon « Souf » dans une vallée, je grimpai sur la
    dune la plus élevée de la région ; autour de moi, de tous côtés, je
    ne vis que la houle grise des monticules de sable, et je ne parvenais
    pas à comprendre comment j’avais pu, en si peu de temps,
    m’égarer à ce point.
    Enfin, ne voulant plus continuer à errer sans but, craignant
    d’être prise par la nuit dans un endroit stérile où mon cheval,
    déjà privé d’eau, ne trouverait même pas d’herbe, je me mis à la
    recherche d’une vallée commode pour passer la nuit.
    – Demain, dès l’aube, je me mettrai en route vers le nord,
    pensai-je, et je gagnerai la route de Taïbeth…
    Je découvris un vallon profond et allongé, où une végétation
    plus touffue avait poussé, étonnamment verte. Je débarrassai
    « Souf » de son harnachement, et je le lâchai, allant moi-même
    explorer mon « île de Robinson ».
    Au milieu d’un espace découvert, je trouvai un tas de
    cendres à peine mêlées de sable, et quelques os de lièvre : des
    chasseurs avaient dû passer la nuit là. Peut-être reviendraient-ils?
    Ces chasseurs du Sahara sont des hommes rudes et primitifs,
    vivant à ciel ouvert, sans résidence fixe. Quelques-uns laissent
    leurs familles très loin, dans les ksour, d’autres sont de véritables
    enfants des sables, errant avec femmes et enfants –
    mais ceux-là sont rares. Leur vie à tous est aussi libre et aussi
    peu compliquée que celle des gazelles du désert.
    Parmi ces chasseurs, il y a bien quelques « irréguliers »
    fuyant dans les solitudes la justice des hommes. Cependant,
    dans ces régions encore assez voisines des villes et des villages,
    les dissidents, comme on les appelle en langage administratif,
    sont rares, et je souhaitais de voir apparaître les chasseurs dont
    j’avais retrouvé les traces, afin de sortir au plus vite de la situation
    ridicule où je m’étais mise. Dans quelles transes devaient
    être mes compagnons, surtout le fidèle Aly ?
    Un hennissement joyeux me tira de ces réflexions : mon
    cheval s’était approché d’un fourré très épais et très vert et, la
    tête enfoncée dans les branches, semblait flairer quelque chose
    d’insolite.
    … Entre les buissons, il y avait un de ces hassi nombreux
    du Sahara, perdus souvent en dehors de toutes les routes, puits,
    étroits et profonds, que seuls les guides connaissent.
    La végétation presque luxuriante de la vallée s’expliquait
    par la présence de cette eau à une faible profondeur.
    Je me mis en devoir de puiser, au moyen de ma bouteille
    attachée au bout de ma ceinture.
    Soudain j’entendis une voix qui disait, tout près derrière
    moi :
    – Que fais-tu là, toi ?
    Je me retournai : devant moi se tenaient trois hommes
    bronzés, presque noirs, en loques, portant leur maigre bagage
    dans des sacs de toile et armés de longs fusils à pierre.
    – J’ai soif.
    – Tu t’es égaré ?
    – Je campe non loin d’ici avec des Rebaïa, des Souafa, des
    bergers…
    – Tu es musulman ?
    – Oui, grâce à Dieu !
    Celui qui m’avait adressé la parole était presque un vieillard.
    Il étendit la main et toucha mon chapelet.
    – Tu es de Sidi Abd-el-Kader Djilani… Alors, nous sommes
    frères… Nous aussi nous sommes Kadriya.
    – Dieu soit loué ! dis-je.
    J’éprouvai une joie intense à trouver en ces nomades des
    confrères : entre adeptes de la même confrérie l’aide mutuelle et
    la solidarité sont de règle. Eux aussi portaient en effet le chapelet
    des Kadriya.
    – Attends, nous avons une corde et un bidon ; nous ferons
    boire ton cheval et tu passeras la nuit avec nous ; demain matin,
    nous te ramènerons à ton camp. Tu t’es beaucoup éloigné vers le
    sud, tu as passé le camp des Rebaïa et, maintenant, en prenant
    par les raccourcis, il faut au moins trois heures pour y arriver.
    Le plus jeune d’entre eux se mit encore à rire :
    – Tu es dégourdi, toi !
    – De quelles tribus êtes-vous ?
    Confrérie religieuse à laquelle Isabelle Eberhardt avait été initiée.
    – Moi et mon frère, nous sommes des Ouled-Seïh de
    Taïbeth-Guéblia et celui-là, Ahmed Bou-Djema, est Chaambi
    des environs de Berressof. Son père avait un jardin à El Oued,
    dans la colonie des Chaamba qui est au village d’Elakbab. Il s’est
    sauvé, le pauvre…
    – Pourquoi ?
    – À cause des impôts. Il est parti à In-Salah avec notre
    cheikh, Sidi Mohammed Taïeb ; quand il est revenu, il a trouvé
    sa femme morte, emportée par l’épidémie de typhus, et son jardin
    privé de toute culture ; alors, il a gagné le désert – à cause
    des impôts.
    Le jeune Seïhi qui parlait ainsi avait attiré mon attention
    par la primitivité de ses traits et l’éclat sournois de ses grands
    yeux fauves. Il eût pu servir de type accompli de la race nomade,
    fortement métissée d’Arabe asiatique, qui est la plus caractéristique
    du Sahara.
    Ahmed Bou-Djema, maigre et souple, semblait être son aîné,
    autant qu’on en put juger, car la moitié de sa face était voilée
    de noir, à la façon des Touareg.
    Quant au plus âgé, il avait une belle tête de vieux coupeur
    de routes, aquiline et sombre.
    Ahmed Bou-Djema portait, pendus à sa ceinture, deux superbes
    lièvres. Il s’écarta un peu du puits et, après avoir dit
    « Bismillah ! » il se mit à vider son gibier.
    Le soleil avait disparu derrière les dunes, et les derniers
    rayons roses du jour glissaient au ras du sol, entre les buissons
    aux feuilles pointues et les jujubiers. Les touffes de drinn semblaient
    d’or, dans la grande lueur rouge du soir.
    Sélem, l’aîné des deux frères, s’écarta de notre groupe et,
    étendant son burnous loqueteux sur le sable, il commença à
    prier, grave et comme grandi.
    – Vous n’avez point de famille ? demandai-je à Hama Srir,
    pendant que nous creusions un trou dans le sable pour la cuisson
    des lièvres.
    – Sélem a sa femme et ses enfants à Taïbeth. Moi, ma
    femme est dans les jardins de Remirma, dans l’oued Rir, chez sa
    tante.
    – Ne t’ennuies-tu pas, loin de ta famille ?
    – Le sort est le sort de Dieu. Bientôt j’irai chercher ma
    femme. Quand les enfants de Sélem seront grands ils chasseront
    comme leur père.
    – In châ Allah !
    – Amine.
    Tout me charmait et m’attirait, dans la vie libre et sans
    souci de ces enfants du grand Sahara splendide et morne.
    Après avoir lié en boule les lièvres, nous les mîmes, avec
    leur fourrure, au fond du trou, sous une mince couche de sable.
    Puis nous allumâmes par-dessus un grand feu de broussailles.
    – Alors, tu t’es marié chez les Rouara ?
    Hama Srir fit un geste vague :
    – C’est toute une histoire ! Tu sais que nous autres, Arabes
    du désert, nous ne nous marions guère en dehors de notre tribu…
    Le roman de Hama Srir piquait ma curiosité. Voudrait-il
    seulement me le conter ? Cette histoire devait être simple, mais
    empreinte du grand charme mélancolique de tout ce qui touche
    au désert.
    Après le souper, Sélem et Bou-Djema s’endormirent bientôt.
    Hama Srir, à demi couché près de moi, tira son matoui (petit
    sac en filali pour le kif) et sa petite pipe. Je portais, moi aussi,
    dans la poche de ma gandoura, ces insignes du véritable Soufi.
    Nous commençâmes à fumer.
    – Hama, raconte-moi ton histoire ?
    – Pourquoi ? Pourquoi t’intéresses-tu à ce qu’ont fait des
    gens que tu ne connais pas ?
    – Je t’adopte pour frère, au nom d’Abd-el-Kader Djilani.
    – Moi aussi.
    Et il me serra la main.
    – Comment t’appelles-tu ?
    – Mahmoud ben Abdallah Saâdi.
    – Écoute, Mahmoud, si je ne t’adoptais pas, moi aussi,
    pour frère, si nous ne l’étions pas déjà par notre cheikh et notre
    chapelet, et si je ne voyais pas que tu es un taleb, je me serais
    mis fort en colère au sujet de ta demande, car il n’est pas
    d’usage, tu le sais, de parler de sa famille. Mais écoute, et tu verras
    que le mektoub de Dieu est tout-puissant, que rien ne saurait
    le détourner.
    Deux années auparavant, Hama Srir chassait avec Sélem
    dans les environs du bordj de Stah-el-Hamraïa, dans la région
    des grands chotts sur la route de Biskra à El-Oued.
    C’était en été. Un matin, Hama Srir fut piqué par une lefaâ
    (vipère à corne) et courut au bordj : la vieille belle-mère du gardien,
    une Riria (originaire de l’oued Rir) savait guérir toutes les
    maladies – celles du moins que Dieu permet de guérir.
    Le gardien était parti pour El-Oued avec son fils, et le bordj
    était resté à la garde de la vieille Mansoura et de sa belle-fille
    déjà âgée, Tébberr. Vers le soir, Hama Srir ne souffrait presque
    plus et il quitta le bordj, pour aller rejoindre son frère dans le
    chott Bou-Djeloud. Mais il avait un peu de fièvre et il voulut
    boire. Il descendit à la fontaine, située au bas de la colline rougeâtre
    et dénudée de Stah-el-Hamraïa.
    Là, il trouva l’aînée des filles du gardien, Saâdia, qui avait
    treize ans et qui, femme, déjà, était belle sous ses haillons bleus.
    Et Saâdia sourit au nomade, et longuement ses grands yeux
    roux le fixèrent.
    – Dans quinze jours, je reviendrai te demander à ton père,
    dit-il.
    Elle hocha la tête.
    – Il ne voudra jamais. Tu es trop pauvre, tu es un chasseur.
    – Je t’aurai quand même, si Dieu en a décidé ainsi. Maintenant
    remonte au bordj, et garde-toi pour Hamra Srir, pour celui
    que Dieu t’a promis.
    – Amine !
    Et lentement, courbée sous sa lourde guerba en peau de
    bouc pleine d’eau, elle reprit le chemin escarpé de son bordj solitaire.
    Hama Srir ne parla point à Sélem de cette rencontre mais il
    devint songeur.
    – Il ne faut jamais dire ses projets d’amour, cela porte malheur,
    précisa-t-il.
    Tous les soirs, quand le soleil embrasait le désert ensanglanté
    et déclinait vers l’oued Rir salé, Saâdia descendait à la
    fontaine pour attendre « celui que Dieu lui avait promis ».
    Un jour qu’elle était sortie à l’heure ardente de midi, pour
    abriter son troupeau de chèvres, elle crut défaillir : un homme,
    vêtu d’une longue gandoura et d’un burnous blancs, armé d’un
    long fusil à pierre, montait vers le bordj.
    En hâte elle se retira dans un coin de la cour où était leur
    humble logis et là, tremblante, elle invoqua tout bas Djilani
    « l’Émir des Saints » car, elle aussi, était de ses enfants.
    L’homme entra dans la cour et appela le vieux gardien :
    – Abdallah ben Hadj Saâd, dit-il, mon père était chasseur,
    il appartenait à la tribu des Chorfa Ouled-Seïh, de la ville de
    Taïbeth-Gueblia. Je suis un homme sans tare et dont la conscience
    est pure – Dieu le sait. Je viens te demander d’entrer
    dans ta maison, je viens te demander ta fille.
    Le vieillard fronça les sourcils.
    – Où l’as-tu vue ?
    – Je ne l’ai pas vue. Des vieilles femmes d’El-Oued m’en
    ont parlé… Telle est la destinée.
    – Par la vérité du Coran auguste, tant que je vivrai jamais
    un vagabond n’aura ma fille !
    Longuement Hama Srir regarda le vieillard.
    – Ne jure pas les choses que tu ignores… Ne joue pas avec
    le faucon : il vole dans les nuages et regarde en face le soleil.
    Évite les larmes à tes yeux que Dieu fermera bientôt !
    – J’ai juré.
    – Chouf Rabbi ! (Dieu verra) dit Hama Srir.
    Et sans ajouter un mot, il partit.
    Fondateur de la confrérie des Qadriya
    Si Abdallah, indigné, entra dans sa maison et, s’adressant à
    Saâdia et à Embarka, il dit :
    – Laquelle de vous deux, chiennes, a laissé voir son visage
    au vagabond ?
    Les deux jeunes filles gardèrent le silence.
    – Si Abdallah, répondit pour elles l’aïeule vénérée, le vagabond
    est venu le mois dernier se faire panser pour une morsure
    de lefaâ. Ma fille Tébberr, qui est âgée, m’a aidée... Le vagabond
    n’a vu aucune des filles de Tébberr. Nous sommes vieilles, le
    temps du hedjeb (retraite des femmes arabes) est passé pour
    nous. Nous avons soigné le vagabond dans le sentier de Dieu.
    – Garde-les, et qu’elles ne sortent plus.
    Saâdia, l’âme en deuil, continua pourtant à attendre, obstinément,
    le retour de Hama Srir, car elle savait que, si vraiment
    Dieu le lui avait destiné, personne ne pouvait les empêcher de
    s’unir.
    Elle aimait Hama Srir, et elle avait confiance.
    Près d’un mois s’était écoulé depuis que le chasseur était
    monté au bordj pour demander Saâdia, et il ne reparaissait pas.
    Il était bien près, cependant, attardé dans la région des chotts,
    et, chaque nuit, les chiens féroces de Stah-el-Hamraïa aboyaient…
    Lui aussi, il avait juré.
    Un soir, se relâchant un peu de sa surveillance farouche,
    comme Tébberr était malade, Si Abdallah ordonna à Saâdia de
    descendre à la fontaine, sans s’attarder.
    Il était déjà tard, et la jeune fille descendit, le coeur palpitant.
    La pleine lune se levait au-dessus du désert, baigné d’une
    transparence aussi bleue que peut l’être la nuit. Dans le silence
    absolu, les chiens avaient des rauquements furieux.
    Pendant qu’elle remplissait sa guerba, les bras dans l’eau
    du bassin, Saâdia vit passer une ombre entre les figuiers du jardin.
    – Saâdia !
    – Louange à Dieu !
    Hama Srir l’avait saisie par le poignet et l’entraînait.
    – J’ai peur ! J’ai peur !
    Elle posa sa main tremblante dans la main forte du nomade
    et ils se mirent à courir à travers le chott Bou-Djeloud,
    dans la direction de l’oued Rir… et quand elle disait « J’ai peur,
    arrête-toi ! » il la soulevait irrésistiblement dans ses bras, car il
    savait que cette heure lui appartenait et que toute la vie était
    contre lui.
    Ils fuyaient, et déjà les aboiements des chiens s’étaient lassés.
    Le vieillard, surpris et irrité du retard de sa fille, sortit du
    bordj et l’appela à plusieurs reprises. Mais sa voix, sans réponse,
    se perdit dans le silence lourd de la nuit. Un frisson glaça
    les membres du vieillard. En hâte, il alla chercher son fusil et
    descendit.
    La gamelle flottait sur l’eau et la guerba vide traînait à
    terre.
    – Chienne ! elle s’est enfuie avec le vagabond. La malédiction
    de Dieu soit sur eux !
    Et il rentra, le coeur irrité, sans une larme, sans une plainte.
    – Celui qui engendre une fille devrait l’étrangler aussitôt
    après sa naissance, pour que la honte ne forçât pas un jour la
    porte de sa maison, dit-il en rentrant chez lui. « Femme, tu n’as
    plus qu’une seule fille… et celle-ci est même de trop !… Tu n’as
    pas su garder ta fille. »
    Les deux vieilles et Embarka commencèrent à pleurer et à
    se lamenter comme sur le cadavre d’une morte, mais Si Abdallah
    leur imposa silence.
    … Cependant, les deux amants avaient fui longtemps à travers
    la plaine stérile.
    – Arrête-toi, supplia Saâdia, mon coeur est fort mais mes
    jambes sont brisées… Mon père est vieux et il est fier. Il ne nous
    poursuivra pas.
    Ils s’assirent sur la terre salée et Hama Srir se mit à réfléchir.
    Il avait tenu parole, Saâdia était à lui, mais pour combien
    de temps ?
    Il résolut enfin, pour échapper aux poursuites, de la mener
    à Taïbeth, et, là, de l’épouser devant la djemaâ de sa tribu, sans
    acte de mariage.
    Saâdia, lasse et apeurée s’était couchée près de son maître.
    Il se pencha sur elle et calma d’un baiser son coeur encore bondissant…
    Quatre nuits durant ils marchèrent, mangeant les dattes et
    la mella de Hama Srir. Pendant la journée, par crainte des deïra
    et des spahis d’El-Oued, ils se tenaient cachés dans les dunes.
    Enfin, vers l’aube du cinquième jour, ils virent se profiler
    au loin les murailles grises et les coupoles basses de Taïbeth-
    Guéblia.
    Hama Srir mena Saâdia dans la maison de ses parents et
    leur dit : « Celle-ci est ma femme. Gardez-la et aimez-la à l’égal
    de Fathma Zohra votre fille. »
    Quand ils furent devant l’assemblée de la tribu, Hama Srir
    dit à Saâdia :
    – Pour que Dieu bénisse notre mariage, il faut que ton père
    nous pardonne. Sans cela, lui, ta mère et ton aïeule qui m’a été
    secourable, pourraient mourir avec le coeur fermé sur nous. Je
    te mènerai dans ton pays, chez ta tante Oum-el-Aâz. Quant à
    moi, je sais ce que j’ai à faire.
    Le lendemain, dès l’aube, il fit monter Saâdia, strictement
    voilée, sur la mule de la maison, et ils descendirent vers l’oued
    Rir.
    Ils passèrent par Mezgarine Kedina pour éviter Touggourt,
    et furent bientôt rendus dans les jardins humides de Remirma.
    Oum-el-Aâz était vieille. Elle exerçait la profession de sage femme
    et de guérisseuse. On la vénérait et même certains
    hommes parmi les Rouara superstitieux la craignaient.
    C’était une Riria bronzée avec un visage de momie dans le
    scintillement de ses bijoux d’or, maigre et de haute taille, sous
    ses longs voiles d’un rouge sombre, ses yeux noirs, où le khôl jetait
    une ombre inquiétante, avaient conservé leur regard. Sévère
    et silencieuse, elle écouta Hama Srir et lui ordonna d’écrire en
    son nom une lettre au père de Saâdia.
    – Si Abdallah pardonnera, dit-elle avec une assurance
    étrange. D’ailleurs, il ne durera plus longtemps.
    Hama Srir entra dans l’oasis et découvrit un taleb qui, pour
    quelques sous, écrivit la lettre.
    – Louange à Dieu seul – Le salut et la paix soient sur l’Élu de Dieu !
    « Au vénérable, à celui qui suit le sentier droit et fait le bien
    dans la voie de Dieu, le très pieux, le très sûr, le père et l’ami, Si
    Abdallah bel Hadj Saad, au bordj de Stah-el-Hamraïa, dans le
    Souf, le salut soit sur toi, et la miséricorde de Dieu, et sa bénédiction
    pour toujours ! Ensuite, sache que ta fille Saâdia est vivante,
    et en bonne santé, Dieu soit loué ! – et qu’elle n’a d’autre
    désir que celui de se trouver avec toi et sa mère et son aïeule et
    sa soeur et son frère Si Mohammed en une heure proche et bénie.
    Sache encore que je t’écris ces lignes sur l’ordre de ta belle soeur,
    lella Oum-el-Aâz bent Makoub Rir’i, et que c’est dans la
    maison de celle-ci qu’habite ta fille. Apprends que j’ai épousé,
    selon la loi de Dieu, ta fille Saâdia et que je viens te demander ta
    bénédiction, car tout ce qui arrive, arrive par la volonté de Dieu.
    Après cela, il n’y a que la réponse prompte et propice et le souhait
    de tout le bien. Et le salut soit sur toi et ta famille de la part
    de celui qui a écrit cette lettre, ton fils et le pauvre serviteur de Dieu :
    « HAMA SRIR BEN ABDERRAHMAN CHERIF. »
    Quand cette lettre parvint au vieil Abdallah, illettré, il se
    rendit à Guémar, à la zaouïya de Sidi Abd-el-Kader. Un mokaddem
    lui lut la lettre, puis, le voyant fort perplexe, lui dit :
    – Celui qui est près d’une fontaine ne s’en va pas sans boire.                                                         Tu es près de notre cheikh et tu ne sais que faire : va-t’en
    lui demander conseil.
    Abdallah consulta donc le cheikh qui lui dit :
    – Tu es vieux. D’un jour à l’autre Dieu peut te rappeler à
    lui, car nul ne connaît l’heure de son destin. Il vaut mieux laisser
    comme héritage un jardin prospère qu’un monceau de ruines.
    Alors, obéissant au descendant de Djilani et son représentant
    sur la terre, Si Abdallah ploya sous sa doctrine et pria le
    mokaddem de composer une lettre de pardon pour le ravisseur.
    « … Et nous t’informons par la présente que nous avons
    pardonné notre fille Saâdia ! Dieu lui accorde la raison, et que
    nous appelons la bénédiction du Seigneur sur elle, pour toujours.
    Amin ! Et le salut soit sur toi de la part du pauvre, du                                                                faible serviteur de Dieu : « ABDALLAH BEL HADJ. »
    La lettre partit.
    Oum-el-Aâz, silencieuse et sévère, parlait peu à Saâdia. Elle
    passait son temps à composer des breuvages et à deviner le sort
    par des moyens étranges, se servant d’omoplates de moutons
    tués à la fête du printemps, de marc de café, de petites pierres et
    des entrailles des bêtes fraîchement saignées.
    – Abdallah pardonne, avait-elle dit à Hama Srir, après
    avoir consulté ses petites pierres, mais il ne durera plus longtemps…
    son heure est proche.
    Saâdia était devenue songeuse. Un jour, elle dit à son époux :
    – Mène-moi dans le Souf. Je dois revoir mon père avant
    qu’il meure.
    – Attends sa réponse.
    La réponse arriva. Hama Srir fit de nouveau monter Saâdia
    sur la mule de la maison, et ils prirent la route du nord-est, traversant
    le chott Mérouan desséché.
    Au bordj de Stah-el-Hamraïa, la diffa fut servie et l’on fit
    grande fête, et il ne fut parlé de rien puisque l’heure des explications
    était passée.
    Le cinquième jour, Hama Srir ramena sa femme à Remirma…
    Le mois suivant, en redjeb, une lettre de Stah-el-Hamraïa
    annonçait à la vieille Oum-el-Aâz que son beau-frère venait
    d’entrer dans la miséricorde de Dieu.
    – Tous les mois je descends à Remirma, pour voir ma
    femme, me dit Hama Srir en terminant son récit.                                                                        Dieu ne nous a pas donné d’enfants.
    Un instant, très pensif, il garda le silence, puis il ajouta
    plus bas, avec un peu de crainte :
    – Peut-être est-ce parce que nous avons commencé dans le
    haram (le péché, l’illicite). Oum-el-Aâz le dit… Elle sait.
    … Il était très tard déjà, et les constellations d’automne
    avaient décliné sur l’horizon. Un grand silence solennel régnait
    au désert. Nous nous étions roulés dans nos burnous, près du
    feu éteint, et nous rêvions – lui, le nomade dont l’âme ardente
    et vague était partagée entre la jouissance de sa passion triomphante
    et la crainte des sorts, la peur des ténèbres, et moi, la solitaire,
    que son idylle avait bercée.
    – Et je songeais au tout-puissant amour qui domine toutes
    les âmes, à travers le mystère des destinées !


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