• Le Petit Cireur

     

     

     

    A l'indépendance du pays, il fut décidé qu'il n'y aurait plus en Algérie de petits cireurs ces gamins qu'on appelait les "yaouleds". Ils furent rassemblés dans Alger pour, ensemble, brûler leurs boites à cirer et orientés qui vers les écoles, qui vers les centres d'apprentissage car pour leur majorité, ils avaient encore l'âge de la scolarisation.
    C'était aussi le rétablissement de la dignité humaine puisqu'ils n'auraient plus à s'agenouiller aux pieds de leurs clients qui, parfois, s'en allaient sans même leur donner la pièce.


    Et voici l'histoire de l'un d'eux, Aliouat...10 ans ! dont je ne vous rapporte que le début...

     

    Aliouat, le petit cireur...
    ou le récit d’un enfant de la guerre

     

    La vie, dans les années cinquante, était dure à Alger pour les autochtones et bien pire avant, selon mon père, que nous perdions très tôt mes deux soeurs et moi. Il mourait à l’âge de trente-cinq ans, écrasé par le camion d’un colon dont il était le convoyeur. Une fausse manoeuvre du chauffeur le plaquait contre le mur du garage. Point d’assurance sociale, encore moins de capital décès ; juste quelques billets donnés chichement à ma mère à titre de dédommagement. Notre mère, âgée à peine de vingt sept ans, ne se résolut pas à se remarier après son veuvage.A dix ans, je devenais le chef de famille, mes soeurs étaient âgées respectivement de cinq et trois ans. La sombre pièce et le sanitaire que nous occupions dans l’entresol de la demeure du patron de mon père, située à Scotto Nadal (Oued Koriche), nous servait de gîte.

     


    Après le décès de mon père, le patron n’avait aucune raison de nous garder ; madame Lionel sa femme, a trouvé un arrangement en proposant à ma mère de lui faire le ménage et de continuer à occuper les lieux. Chose que ma mère a consenti à faire, le cœur gros « comme çà ! ». Issue d’une famille respectable, l’idée de faire la servante ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Il était entendu que cette domesticité ne serait aucunement rétribuée, notre maintien sur les lieux compenserait la contrepartie du travail fourni. Scolarisé à l’école du Climat de France en CE² (4è année), je ne retournai plus à l’école, dès le début des vacances de l’été de l’année 1956. La trêve des vacances scolaires, qui coïncidait avec la disparition de mon père, me permettait de me rapprocher plus de ma famille et de me rendre disponible. Les maigres économies que ma mère avait réussi à mettre de côté, fondirent comme neige au soleil ; elle dut même vendre quelques bijoux pour assurer notre subsistance.

    L’ample tablier de ménage, qu’elle portait désormais constamment, cachait souvent quelques miches de pain, du fromage ou une motte de beurre qu’elle « piquait » chez la patronne, constituant parfois notre frugal souper. Il n’était pas question de viande, celle-ci n’était pas hallal. Notre esprit enfantin n’appréhendait pas encore les contre-coups de cette condition d’asservissement. Elle nous avait même caché, les premiers jours, son cou, par un foulard, arguant qu’elle avait mal à la gorge. Elle rentrait très tard cette veille du 14 Juillet, les traits défaits et les yeux rouges. Mr Lionel fêtait, avec ses amis, l’anniversaire de la révolution française qui était censée apporter à l’humanité : Liberté, Egalité et plus encore, Fraternité. Le foulard porté par ma mère cachait, en réalité, des griffures. Tout petit pourtant, je comprenais tout le drame que ma mère vivait…son sacrifice maternel constituera, peut-être pour elle, une sorte de rédemption.

    Que pouvait faire un gosse de dix ans pour pouvoir subvenir aux quelques besoins vitaux de sa famille ? Il n’y avait pas grand choix, être coursier et là il fallait être recommandé par une personne influente, porteur de couffins de vieilles dames faisant le marché ou cireur de chaussures et là encore, il fallait un petit investissement. Monsieur Robert, jeune instituteur du contingent français, ne me voyant pas en classe de CM1, se présentait un jour en mon absence chez ma mère, pour s’enquérir de ma situation. Après avoir appris le drame qui venait de nous frapper, il quittait les lieux avec une profonde déception…il a semblé à ma mère que les lunettes blanches du maître se sont embuées. Que pouvait-il penser ? Seul Dieu le saura…me disait ma mère après l’entrevue. Yamina, la plus aînée, prenait le chemin de l’école, elle constituait une sorte de consolation pour ma mère. Je fis mes premiers pas au marché Nelson de Bab El-Oued, mes offres de service « porté m’dam ! » étaient au début presque aphones, avec le temps, ma voix se raffermit et je devenais de plus en plus sûr de moi. Mes premiers gains pouvaient aller de 200 à 300 francs par jour, la baguette de pain, qu’on appelait autrefois flûte, coûtait 40 fr. La recette journalière pouvait assurer le minimum vital, pain, lait et pomme de terre. Il m’arrivait parfois d’aller au presbytère où les Soeurs blanches distribuaient de la pomme de terre. La chaîne humaine se constituait à l’aube ; des femmes et des enfants attendaient patiemment que la lourde porte cochère s’ouvre, pour enfin pousser un soupir d’aise. Ce qui me frappait le plus, c’était cet immense tas de patates noirâtres posées à même le sol, qu’on distribuait à la pelle. Les plus chanceux repartiront avec deux pelletées dans le couffin, les autres s’en retourneront déçus par l’épuisement du stock…ils auront peut-être plus de chance en venant plus tôt et un autre jour.

     

    J’apprenais, plus tard, que les bombes du « Milk Bar » et de « la Cafetéria » qui ont fait trois morts et cinquante deux blessés parmi les Français, venaient en réponse à l’attentat contre-terroriste contre un bain maure dans la Casbah. Le maître d’œuvre en fut André Achiary, agent du contre-espionnage français et ancien sous-préfet de Guelma, au moment des massacres de mai 1945. Décidément, l’histoire se répétait ce dixième jour du mois d’août 1956, à la rue de Thèbes. La volonté génocidaire faisait soixante-dix (70) morts ce jour-là.

    ......
     

    Le coeur perçoit ce que l'oeil ne voit pas

     

     


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