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    Il était une fois Ain Torki ou l’aube d’une révolution

    Yacoub Mohamed Bel Hadj

     

    Le 26 avril 1901, à l'aube, les habitants du petit village de Margueritte, actuellement Ain Torki, un village qui se trouve sur les flancs du mont Zaccar, à une quarantaine de kilomètres de Ain Defla, se sont soulevés pour exprimer leur mécontentement face à l'ordre colonial. Cette révolte, qui était intervenue dans un contexte où l'administration coloniale parlait de « l'Algérie pacifiée », avait alors suscité une grande inquiétude dans les milieux coloniaux. Inquiétude traduite dans les colonnes de la presse coloniale qui avait consacré plusieurs articles et reportages à cette révolte jugée pour le moins inattendue.

    Christian Phéline, un ancien coopérant au ministère algérien de l'Agriculture et de la Réforme agraire peu après l'indépendance, vient de consacrer un livre très documenté (L'aube d'une révolution, Margueritte, Algérie, 26 avril 1901, préface de Benjamin Stora) à cette révolte. S'appuyant sur les archives et les écrits journalistiques de l'époque, il a retracé la chronologie des événements avant d'aborder les véritables raisons de ce soulèvement. Il a également évoqué avec précisions la répression menée par l'ordre colonial contre les habitants de ce village. Un intérêt particulier est accordé, dans ce livre, au procès des meneurs de cette révolte ainsi qu'à leur emprisonnement. Bref, il s'agit d'un véritable travail de recherche digne d'un grand historien. Dans sa préface, l'historien Benjamin Stora a mentionné que cet ouvrage « offre de l'événement un récit aussi vivant que précis, attentif tant aux destins individuels qu'aux forces collectives, et qui en dégage aux mieux la portée annonciatrice. Pour la première fois, se trouvent restitués le déroulement de la journée du 26 avril, les exactions occultes perpétrées sous couvert du respect d'un Etat de droit républicain, l'embarras d'une riposte prétendant réduire l'affaire à autant de crimes individuels de droit commun, les multiples tracasseries administratives auxquelles le Code de l'indigénat permit encore de soumettre les acquittés. […] A plus d'un siècle de distance, la lointaine flambée de Margueritte y trouve encore à susciter des questions nouvelles. »

    La révolte de Margueritte n'a duré que huit heures et n'a pas dépassé les limites d'un village : celui de Aïn Torki. Village qui, à partir des années 1880, fut transformé en un petit centre de colonisation. Des changements furent alors constatés brutalement. Les forêts et les terres de pacage de la tribu des Righa étaient devenues, expropriations foncières aidant, un grand champ de riches vignobles qui avait fait le bonheur de gros colons sans scrupule, notamment quand il s'agit de gagner davantage de terre sur les surfaces des Algériens.

    Les faits

    Tout commence à l'aube du vendredi 26 avril 1901, lorsque des paysans, une dizaine, s'attaquent au caïd du village, un préposé musulman de l'administration coloniale chargé de contrôler le douar. Ce dernier a dénoncé à ses supérieurs les paysans qui comptaient organiser un pèlerinage à Besnès au Maroc, tout en mentionnant que l'intention véritable de ces pèlerins était de rejoindre Bouamama dans son exil au Maroc. Après l'attaque dont il a fait l'objet, le caïd prend la fuite pour se réfugier dans la maison forestière du col de Tizi-Ouchir. Les paysans le prennent en chasse. Première victime européenne : un garde champêtre tué. Le groupe de manifestants, grossi par plusieurs dizaines d'ouvriers journaliers, se renforce davantage dans sa marche vers le village où ils mettent la main sur des chevaux, des victuailles et des munitions avant de s'engager sur la route de Miliana. Alerté par télégraphe, un détachement de troupes arrive sur les lieux et commence aussitôt à disperser brutalement la foule.

    Christian Phéline a évoqué, lors de la présentation de son livre à Ain Defla en juin dernier à l'occasion du colloque de la Wilaya IV historique, plusieurs constats sur le déclenchement de cette révolte. Il a affirmé : « Née d'un enchaînement incontrôlé de violence, la prise du village n'était en rien préméditée et s'inscrivait encore moins dans un projet plus large d'insurrection. Les participants ayant agi à visages découverts, la justice coloniale aurait pu s'en tenir à sanctionner ceux qui avaient joué le rôle de « meneurs ». Dès le soir du 26 avril, une rafle militaire est cependant lancée à travers le Zaccar avec pour consigne d'arraisonner tous les hommes entre 15 et 60 ans. 400 captifs sont ramenés à Margueritte. 125 suspects que des colons désignent en place publique comme ayant participé au soulèvement sont emprisonnés à Blida, puis transférés quelques mois plus tard à la sinistre prison Barberousse (Serkadji) à Alger. Ils y resteront 18 mois, 19 d'entre eux y trouveront la mort. Entre-temps, leurs biens et leurs troupeaux ont été saisis et vendus, laissant les familles dans une totale misère. Fin 1902, le journal bilingue Akhbar dénoncera en outre les graves représailles auxquelles gendarmes et tirailleurs s'étaient livrés lors de la rafle d'avril 1901 : saccage de gourbis, violences, viols, exécutions sommaires. »

    Les raisons de la colère

    Il faut dire, comme l'a si bien démontré C. Phéline, que malgré les multiples manœuvres de l'administration coloniale qui avait tout essayé pour cacher les véritables raisons de cette révolte, la vérité finit par être connue. En effet, la première réaction à ce soulèvement fut celle du gouverneur général de l'époque, Charles Jonnart, qui considéra l'alerte du 26 avril comme « un accès isolé de fanatisme n'exprimant en rien un mécontentement tenant aux méthodes de la colonisation». Ce dernier justifia sa position par le fait que les deux principaux meneurs de cette révolte, Yacoub Mohamed Bel Hadj et Taalbi el Hadj, deux paysans du village, appartenaient à des confréries religieuses : le premier à la Rahmanya et le second à la Taibya. Mais selon l'auteur de L'Aube d'une révolution, « l'explication religieuse dissimule cependant mal les raisons économiques de l'exaspération des Righa. Déjà en 1892, une mission sénatoriale conduite par Jules Ferry avait relevé le mécontentement que causaient dans le Zaccar les redevances de pacage et les amendes forestières parmi une population montagnarde tirant une partie importante de ses ressources de l'élevage et du charbon de bois. De plus, depuis le sénatus-consulte de 1863, les Righa du douar Adélia avaient perdu la moitié de leurs terres alors que leur nombre était passé de 2200 à 3200. »

    Cette politique d'expropriation coloniale était alors soutenue par les gros colons insatiables. C'était le cas de Jenoudet, le principal colon du village, qui, à lui seul, avait réussi à s'approprier plus de 1200 hectares pour l'exploitation de vignoble. Et à travers toujours le même procédé, c'est-à-dire la voie expéditive de licitations, en faisant dissoudre par voie judiciaire des propriétés indigènes indivises, ce colon avait entrepris des démarches pour obtenir un nouvel agrandissement des terres de colonisation. Les familles algériennes menacées par le projet de Jenoudet avaient alors pris l'initiative de saisir le président de la République pour lui demander d'intervenir et de mettre un terme à ces expropriations, et le priant par là même de bien vouloir faire en sorte à ce qu'ils gardent leurs terres. Quatorze familles en tout avaient adressé cette requête, rédigée par l'écrivain public de Miliana, au président de la République française. Le projet fut alors bloqué par Paris. Mais un mois avant le 26 avril, une nouvelle menace d'expropriation avait été rendue publique. A bien y regarder donc, la raison de cette révolte, de « ce sursaut collectif de dignité », était incontestablement l'injustice exercée par le système colonial aveugle et aveuglé par sa boulimie…

    Le procès

    Le 15 décembre 1902, plus de 18 mois après la révolte de Margueritte, le procès des insurgés s'ouvre à Montpellier en France. La délocalisation du procès d'assises d'Alger vers Montpellier pour échapper à la pression de l'opinion coloniale algéroise qui réclamait alors des exécutions sur la place publique, est obtenue par les inculpés après avoir saisi la cour de cassation. Parmi les 106 inculpés, Yacoub Mohamed Bel Hadj est celui qui a marqué le plus l'assistance. Dans sa déposition, il avait décrit, selon Christian Phéline, en des termes aussi simples que parlants la dépossession subie par sa famille et ses semblables : « Nous avons été dépouillés de nos terres, les unes prises par M. Jenoudet, les autres par différents colons, et nous avons été obligés de travailler pour vivre. Quand un de nos mulets s'égarait sur la propriété d'un colon, nous étions obligés de verser 15 à 20 francs pour rentrer en possession de la bête ; quand notre troupeau pacageait dans les broussailles, on n'hésitait pas à nous faire des procès-verbaux. Nos terres, autrefois nous permettaient de vivre, aujourd'hui, nous sommes obligés de vivre avec 1 franc ou 1 franc 50 de salaire. Que peut faire un homme avec un pareil salaire, quand il a une nombreuse famille à nourrir, à vêtir et à subvenir à tous les autres besoins ? Quand nous avions besoin d'argent, la Caisse de prévoyance ne prêtait pas à de simples particuliers comme nous. Alors nous étions obligés de nous adresser à [l'intendant de l'un des colons], qui nous vendait le sac de grains de 25 à 30 francs. »

    Son propos est appuyé par la défense. Me Maurice l'Admiral, un avocat guadeloupéen venu d'Alger, présente les inculpés comme « les symboles du nouveau « prolétariat indigène » né des expropriations coloniales ». Le procureur général fait tout pour réduire la révolte à une simple affaire de crime et de pillage. Il requiert alors une condamnation générale et dix peines de mort. Contre toute attente, le jury refuse toute exécution et prononce plus de 80 acquittements. Neuf inculpés sont condamnés aux travaux forcés, parmi eux Yacoub. Ils sont envoyés au bagne de Cayenne où ils mourront. Quant aux acquittés, « bien qu'innocentés par la Justice française, ils découvrent à leur retour qu'ils avaient perdu leurs troupeaux, que leurs biens avaient été séquestrés, que les colons refusent de les réembaucher et réclament même à leur encontre des mesures administratives d'éloignement ou d'internement... », souligne Christian Phéline.

    Epilogue

    Intervenue dans un contexte marqué par la fin des grandes insurrections populaires, avec notamment l'essoufflement du soulèvement de cheikh Bouamama en 1881, la révolte de Marguerite portait en son sein les germes d'une prise de conscience d'un peuple complètement dépouillé de ses biens par la machine coloniale infernale. En conclusion, la parole à l'auteur de L'Aube d'une révolution : « Dépossession de masse. Représailles collectives. Incarcérations de simples comparses. « Double peine » judiciaire et administrative. Déni des principes du droit républicain pour la grande majorité de la population… On le voit : à l'échelle d'un village, Margueritte annonce aussi les méthodes qui, de manière irréversible, conduiront aux massacres de Sétif et de Guelma en 1945 puis à la guerre totale au prix de laquelle, dans le cas algérien, s'est payée la marche vers l'indépendance. Déjà, avant même que se renforce une conscience proprement nationale, le soulèvement de 1901 suggère aussi toute la complexité du rapport entre résistance économique, réaffirmation d'identité religieuse et défi politique à l'ordre en place. À l'exact mi-parcours entre la grande révolte de la Kabylie en 1871 et le premier essor du mouvement national au cours des années 1930, il doit être salué comme un jalon de la plus haute valeur annonciatrice dans l'histoire d'une Algérie à la recherche d'elle-même. »

    Par Imad KENZI

     
     
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    Le coeur perçoit ce que l'oeil ne voit pas
     

     

     

     


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